Sayr-u Sulûk – L’éducation Soufie

Mai 17, 2022 par

Pr. Dr. Hasan Kamil Yılmaz

L’auteur de ce texte est né à Izmit/Karaabdulbaki en 1952. Il est diplômé de l’école primaire régionale d’Akmese en 1963 et du lycée confessionnelle Adapazarı Imam Hatip en 1970. La même année, c’est-à-dire en 1970, il a exercé la fonction d’imam et de maître confessionnel pendant trois mois dans le village d’Izmit Sarimese. Il est aussi diplômé de l’Institut Islamique Supérieur d’Istanbul en 1974. Entre 1974 et 1977, il a travaillé comme professeur de culture religieuse et d’éthique à l’école secondaire Bakirkoy Senlikkoy, et comme professeur de formation professionnelle et directeur adjoint au lycée Gaziosmanpasa Imam Hatip. Il a remporté l’examen d’assistant en novembre 1976 et a commencé à travailler comme assistant à l’Institut Islamique Supérieur d’Istanbul le 1er février 1977. En mai 1983, il a obtenu le titre de « docteur » à l’Université de Marmara, Institut des sciences sociales. La même année, il a été « professeur adjoint » à la Faculté de théologie de l’Université de Marmara. Entre 1986 et 1987, il s’est rendu en Égypte pendant un an pour mener des recherches et des enquêtes dans son domaine. Il est devenu « professeur agrégé » en 1989 et « professeur titulaire » en 1996. Le 30 décembre 2010, il est nommé vice-président des affaires religieuses après près de 34 ans de service à la faculté de théologie de l’Université de Marmara d’où il était sorti diplômé. Il a occupé ce poste pendant 6 ans. Plus tard, il fut nommé Mufti d’Istanbul le 12 janvier 2017. Il a pris sa retraite de la limite d’âge le 05 juillet 2019. Le 1er septembre 2019, il a été nommé à la faculté des sciences islamiques de l’Université Sabahattin Zaim, d’abord en tant que chargé de cours, puis en tant que doyen le 20 septembre. Il poursuit toujours cette fonction. Il est marié et père de cinq enfants.

Le soufisme est une éducation morale. Le nom de cette formation est sayr-u sulûk. « Sayr » signifie “parcourir” selon le sens du dictionnaire, et « sulûk » signifie “marcher et avancer.” En tant que concept du soufisme, le « sayr » désigne l’évolution d’un dévot de l’ignorance à la connaissance, des mauvaises habitudes et du caractère indigne à la bonne morale, de sa propre existence éphémère vers l’Existence Éternelle du Créateur. Quant à « sulûk », c’est l’éducation morale qui prépare le serviteur qui s’est engagé sur la voie du soufisme à la rencontre avec Dieu L’Exalté. En d’autres termes, c’est le nom donné à toutes les étapes qu’une personne, qui s’engage dans le soufisme et la voie spirituelle, traverse jusqu’à ce qu’elle parachève son cheminement spirituel. Son commencement est la « repentance » et sa fin est l’accession à l’amour et à l’agrément de Dieu. La première étape du sayr est le sulûk, c’est-à-dire le fait de s’engager dans un chemin spirituel, et la dernière est la rencontre avec le Majestueux Créateur.

Sayr et sulûk sont deux termes indissociables l’un de l’autre. Dans la voie du soufisme, sulûk est pour « sayr » ce que représente l’ablution pour la prière. Tout comme une personne qui n’est pas en ablution ne peut accomplir la prière, le sayr d’un serviteur sans sulûk est nul, c’est-à-dire que le cheminement spirituel ne peut être imaginé sans éducation morale.

Sayr-u sulûk est un processus de formation spirituelle qui commence par un repentir appelé « bay’at (allégeance) » ou de « subordination » sous la supervision d’un maître spirituel. Dans ce processus éducatif, qui commence par l’abandon de la « volonté » à Dieu sous la houlette d’un maître parfait, le dévot vise à s’identifier à son shaykh et ainsi à atteindre la perfection morale. Parce que tout dévot doit au préalable atteindre la maturité morale afin d’atteindre Allah. Un dévot doit purifier son âme du désir de l’autorité, de la jalousie, et de toutes sortes de penchants vicieux.

Lorsque le disciple se subordonne au shaykh qu’il a choisi comme modèle et se joint constamment au cercle d’éducation morale de celui-ci, il est appelé murîd. Fondé sur le principe de base : « Celui qui n’a pas de shaykh, Satan sera son shaykh », le sayr-u sulûk (cheminement spirituel) se déroule dans une atmosphère empreinte d’amour. Ce principe, considéré comme la base du sayr-u sulûk, indique la nécessité absolue de se lier à un maître spirituel pour progresser sur la voie de l’éducation morale et de la perfection spirituelle. Ce principe ne définit pas le sens limité de la proposition : “Celui qui n’a pas de shaykh”, mais plutôt un sens plus large à savoir : “Celui qui n’est pas un murîd” tombera dans le piège de Satan et deviendra pour lui un objet.

Le but principal du cheminement spirituel est de mériter la satisfaction divine et d’être préservé de la colère divine. Le devoir du shaykh est d’aider ses disciples à atteindre cet objectif. D’ailleurs, selon on excellence Ahmed Rifai, un vrai shaykh est “celui qui parvient à effacer le nom de son disciple de la liste des malfaiteurs[1]” Les guides spirituels vertueux (murshîd-s) acceptent de mettre sous leur tutelle spirituelle les disciples qui se subordonnent à eux dans le but de faire de ces derniers des serviteurs pieux. Si cela n’est pas rendu possible, ils visent au moins à les débarrasser de leurs grands défauts et à leur éviter de tomber dans le gouffre de la malfaisance. Voilà pourquoi il est toujours possible de rencontrer ces deux groupes parmi les personnes qui s’engagent dans le cheminement spirituel, c’est-à-dire le groupe des pieux et celui de ceux qui s’efforcent d’atteindre la piété.

Ce que le disciple visera dans son cheminement spirituel, ce sera de débarrasser son esprit de toute aspiration vaine et de se concentrer sur un seul objectif noble. Cet objectif n’est rien d’autre sinon l’accomplissement digne de ses obligations religieuses, et ce conformément aux manières que son shaykh lui aurait enseignées. Il veillera à compenser avec soin les obligations qu’il aura manquées. D’autre part, il doit éviter toutes sortes d’interdictions telles que l’illicite et les actes reprouvés à même d’encourir la colère d’Allah. S’il tombe accidentellement dans une interdiction, il doit immédiatement chercher refuge auprès d’Allah en faisant montre de repentir. De plus, puisqu’une personne qui s’engage dans le cheminement spirituel n’aspire pas aux intérêts mondains et ne vise que les récompenses célestes, elle ne doit pas donc commettre l’erreur de se considérer supérieure aux gens ordinaires. Car, sans l’aide et la grâce d’Allah, l’homme ne peut rien accomplir. Ceci dit, le disciple doit toujours solliciter l’assistance divine dans tout ce qu’il entreprend.

Le fait de s’acquitter dûment de ses obligations religieuses après avoir pris les précautions nécessaires et de s’en remettre à Dieu pour les résultats qui adviendront représente dans le cheminement spirituel l’élément le plus important voire même l’âme des actes spirituels. Les serviteurs sont tenus de faire montre de zèle et d’efforts colossaux dans le chemin vers la perfection. En effet, si le serviteur ajoute à ses efforts les implorations constantes de son Seigneur, son cœur pourra facilement s’ouvrir aux manifestations et aux bénédictions divines.

À ce stade, il faut noter qu’il est très important de ne pas confondre ce qui se produit par la volonté du disciple avec ce qui se produit indépendamment de sa volonté ; ou, en d’autres termes, il ne faut pas confondre ce que Dieu donne gracieusement à Son serviteur avec ce que ce dernier obtient suite à ses propres efforts. Les gens s’adonnent souvent à des calculs mathématiques et s’attendent à des grâces spirituelles telles que le plaisir et l’enthousiasme spirituels, l’amour et la quiétude à la suite de leurs actions et adorations volontaires sur le sentier divin. Et lorsqu’ils voient qu’ils ne sont pas comblés par ces grâces spirituelles, ils se découragent et tombent dans le désespoir. Bien sûr, un tel jugement est erroné parce que le cheminement spirituel ne relève pas d’une réalité qui dépend de la relation de cause à effet (le principe de causalité). De plus, le but ultime dans le cheminement spirituel n’est pas de vivre l’extase et les états spirituels, mais de persévérer dans les efforts, les bonnes actions et les actes d’adoration. Cela signifie que lorsqu’une personne emprunte la voie de la spiritualité et réalise que malgré ses dhikr, ses efforts et sa lutte constante, elle ne vit pas le plaisir, l’amour et l’enthousiasme spirituelle dont elle espérait, elle ne doit point se considérer comme un serviteur infortuné et voir son shaykh comme un guide incompétent. La raison en est que chacun a été créé avec des dispositions différentes. Par exemple, dans les versets et les hadiths, pleurer et verser des larmes sont considérés comme une douceur du cœur et un acte très apprécié. Mais il y a des gens qui pleurent immédiatement à cause du sentiment de compassion enfouie dans leur nature. Il y a aussi des gens qui ne sont pas disposés à pleurer sur-le-champ. Cela ne justifie pas bien sûr la supériorité absolue du serviteur compatissant par rapport à l’autre. C’est largement suffisant pour celui qui ne pleure pas quand il le faut de se sentir désolé pour le fait qu’il ne parvient pas à pleurer et de se forcer à le faire. Cette posture de sa part remplace les pleurs. Par conséquent, le dévot doit donc s’évertuer à l’accomplissement digne de ce qui lui est recommandé et de ce que Dieu attend de lui, au lieu de se comparer aux autres et de se laisser aller au désespoir lorsqu’il n’est pas comblé de grâces spirituelles.

Tout comme la progression sur le chemin spirituel est à même de développer le sens de concentration et de discipline, elle affermit également la volonté. À travers l’ascétisme et la lutte constante sur ce chemin, l’âme est progressivement purifiée des impuretés et imprégnée de vertus. Car, grâce à son sens d’ascétisme et de ses efforts spirituels indéfectibles, le serviteur parvient à soumettre facilement son âme à sa volonté. Assimilons l’âme à un cheval arabe ; face aux sursauts et cabrements de son cheval, le cavalier n’est pas effrayé et demeure serein. Attendu qu’un cheval dressé se cabre sur la piste, il obéit à son cavalier et suit ses ordres. Cependant, le cavalier doit être qualifié et compétent, tout comme le cheval doit être bien dressé.

LES DEGRÉS DU CHEMINEMENT SPIRITUEL

Selon l’ascension spirituelle du dévot, le cheminement spirituel comporte quatre degrés. Ce sont le sayr illallah, le sayr fillah, le sayr maallah et le sayr anillah.

1- Sayr illallah : C’est le fait de surpasser l’âme et d’évoluer droit vers l’Être Unique. Durant cette évolution, le dévot s’accroche aux décrets divins qui lui sont ordonnés comme obligatoire et surérogatoire, et essaie de les accomplir dignement autant qu’il le peut dans le but d’atteindre l’amour de Dieu. À ce degré, le serviteur est appelé “sâlik bi-nafsih”.

2- Sayr fillah : C’est le degré du cheminement spirituel dans lequel le dévot s’imprègne de la morale divine après s’être débarrassé de ses défauts et faiblesses humaines. C’est le niveau auquel Dieu devient l’œil avec lequel le serviteur voit, la main avec laquelle il tient et les oreilles avec lesquelles il entend, compte tenu de sa persévérance dans l’accomplissement des actes surérogatoires. À ce degré, le serviteur est appelé “sâlik bi-rabbih (le dévot du Seigneur)”.  

3- Sayr maallah : C’est le degré dans lequel le dévot est détourné de tout et exclusivement orienté vers le « Ahadiyat »[2]. Le serviteur à ce niveau est désigné par le terme “sâlik bi’l-majmû (le serviteur accompli) ”.

4- Sayr anillah : C’est le degré dans lequel le serviteur, après avoir atteint le rang du tawhid et du djam[3], s’oriente de l’Unique vers la multitude, du Créateur vers les créatures. À la fin du cheminement spirituel, le serviteur est orienté vers les gens pour les guider. Ceci est appelé la descente après la montée, c’est-à-dire qu’après son ascension spirituelle, le serviteur effectue une descente parmi les gens pour servir la cause divine. Ce degré est appelé le degré de la guidance ; et le serviteur porte désormais le titre de “lâ-sâlik”, c’est-à-dire qu’il a surpassé le rang de dévot et jouit dorénavant de l’autorisation du califat.

Il y a deux manières principales pour effectuer le cheminement spirituel. L’une est la voie de la purification de l’âme, et l’autre est la voie de l’éducation de l’esprit. La voie de la purification se définit par les confréries soufies (tûruq – sing. tarîqat) qui mettent l’accent sur l’ascétisme, la pratique du dhikr, la lutte spirituelle, et dont la source remonte jusqu’au noble compagnon Ali (t). Quant à la voie de l’éducation, elle se traduit par le moyen d’exalter l’esprit à travers l’adoration et l’obéissance afin de pouvoir assurer la domination de l’âme. Sa source remonte jusqu’au loyal Abû Bakr (t), le commandant et détenteur du dhikr secret.

Abû Hafs Omar Sohrawardi, l’auteur d’Awarifu’l-Maarif, classe en quatre groupes les serviteurs ayant parachevé leur cheminement spirituel, en termes d’autorité de guide spirituel. Mujarrad sâlik[4], mujarrad majzûb[5], sâlik-i majzûb[6] et majzûb-i sâlik[7]. Sohrawardi, qui considère l’éducation morale et l’extase comme une condition pour la guidance, déclare que les “mujarrad sâlik” et “mujarrad majzûbal-aliq” ne sont pas qualifiés pour assurer la guidance. Il affirme que le sâlik-i majzûb, qui a la capacité d’attirer, et le majzûb-i sâlik, qui est très attirant, jouissent de la compétence de la guidance à la fin de leur cheminement spirituel.[8]


[1]Tabakatu’l-awliya, p. 98.  

[2]C’est un terme exprimant que l’Essence d’Allah est Une et Unique, exempte de tout nom et attribut.

[3]C’est le rang auquel le serviteur voit Allah Tout-Puissant à travers toute chose.

[4]Le dévot isolé.

[5]L’extasié isolé.

[6]Le dévot extasié.

[7]Le dévot qui extasie, émerveille. 

[8]Voir Awarif’ul – Maârif Tercemesi, pp. 110-115.

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