Le cheminement spirituel du musulman

Jan 10, 2022 par

(Une approche réflexive[1]

[Musa (Philippe) Belfort est né en 1962 à Paris. Après des études en théologie et philosophie, il devient chrétien évangélique et oeuvre en tant que prédicateur et missionnaire au sein d’une église locale. Après avoir découvert le Coran en 1994, il devient musulman et s’intéresse à toutes les sciences islamiques dont le soufisme. Il est aujourd’hui traducteur et directeur de rédaction de la revue francophone “Islam Magazine”, éditée à Istanbul (Turquie) sous l’égide de la « Fondation Aziz Mahmud Hüdayi » et diffusée notamment en Afrique subsaharienne d’expression française. En outre, il a entamé en 2016 des études en histoire de la civilisation islamique à l’Institut « The Upperthames Novum Opus Academy » situé à Londres (Royaume-Uni) et dont il est sorti diplômé. En raison de ses connaissances sur le christianisme, il est très actif dans le dialogue interreligieux en France.]

  1. Quelques éléments introductifs

Le mot cheminement comporte dans ses diverses acceptions la notion de chemin, de marche, de progression. C’est un chemin de la vie qui mène à la Vie[2], un chemin vers soi, un chemin vers Dieu qui insuffla à l’homme Son propre souffle[3]. Un chemin immanent, un chemin transcendant. Telle est la vocation du musulman : cheminer spirituellement vers son but en toute conscience et connaissance[4]. L’islâm est donc un chemin spirituel qui engage l’homme[5] à réaliser la vocation que Dieu lui a assignée[6] en accord avec sa disposition naturelle[7]. Selon une définition : « L’islâm, c’est la jonction entre Dieu comme tel et l’homme comme tel[8] ».  

En islâm, religion et spiritualité sont intrinsèquement liées, l’islâm sans spiritualité ne serait que lettre morte et la spiritualité sans l’islâm serait semblable à une feuille ballottée par le vent, sans support ni attache fixe. C’est la règle du juste milieu, de l’équilibre qui est normatif dans la religion musulmane.

Et c’est à partir de son être constitutif, ontologique, que l’homme se met en chemin sur les sentiers de la vie avec pour viatique ce rapport d’équilibre. Cheikh Edebali, le concepteur spirituel de l’Empire ottoman, dit un jour à Osman Gazi, le premier sultan : « La plus grande victoire consiste à se connaître soi-même. Celui qui ne se connaît pas soi-même est son propre ennemi. » Ce n’est pas sans rappeler la fameuse maxime : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur[9] ».

L’étymologie de ce terme (islâm) se rattache également à la paix (salâm). Ainsi se reconnaissent entre eux et se saluent les musulmans : « Que la paix soit avec vous ! »[10], cette remise confiante émane de la Paix et conduit à Elle[11].

Alors que les grandes religions du monde portent le nom de leur fondateur respectif – christianisme, bouddhisme, zoroastrisme – ou celui du pays où elles ont pris naissance – judaïsme, hindouisme -, l’islâm se définit essentiellement comme une attitude à l’égard du Créateur et des créatures.

L’islâm est (donc) par essence « la religion de l’abandon confiant et conscient à Dieu ». Il implique la foi en un Dieu unique et absolu et en la mission de Son Envoyé Muhammad qu’il a choisi pour la transmission de Son message (le Coran)[12]. »

Dès lors, une première évidence s’impose : les actes cultuels sont des supports[13], des repères pour engager l’être entier à pénétrer dans l’espace spirituel où Dieu appelle tout homme. Et c’est d’emblée à travers la compréhension puis la pratique active du dogme islamique (ar. al ‘aqidâ) que le croyant (mu’min)[14] peut initier son chemin de vie.

  1. Rapport au Coran et à la Tradition Prophétique

L’arabe coranique, langue de la Révélation divine, est une langue dite sacrée, à l’instar de l’hébreu biblique et du sanscrit, qui nécessite dans son interprétation  exégétique et herméneutique la connaissance parfaite de son contenu en vue de son application contextuelle. D’où la théorie explicite d’un chemin où l’acquisition de la science (‘ilm) va de pair avec la connaissance spirituelle proprement dite (ma’rifa). L’homme doit donc prendre fortement conscience que sur terre il est un être en mouvement ascendant[15] et que durant son cheminement il a besoin d’un guide sûr (ou plutôt dans le cas présent de deux guides qui n’en font qu’un). Fort heureusement, le Prophète de l’islâm a donné l’avertissement suivant : « Je vous ai laissé ce avec quoi si vous vous y attachez, vous ne serez jamais égarés, une voie claire : le Livre d’Allah et la conduite (Sunna) de Son Prophète[16]. »

Dans les divers développements socio-historiques inhérents à la marche du monde, l’Homo Islamicus[17] a pu trouver dans les sources scripturaires et prophétiques une linéarité qui le place au centre de la création et lui apporte la lumière nécessaire pour éclairer son chemin. Le chemin de l’homme est aussi quelque part celui des prophètes appelés par Dieu à délivrer Son message à l’humanité. Depuis Adam jusqu’à Muhammad, le prophète[18] était non seulement le porteur du message divin à l’endroit de l’humanité, mais également une typification exemplaire de la condition humaine.

  1. Première typologie ternaire

Il s’avère fort intéressant de notifier que le mode ternaire est une conception usitée par nombre de théologiens et de philosophes pour parler de ce qui constitue l’être humain dans son essence et de ce qui le lie au monde extérieur. Ne dit-on pas par exemple que l’homme est “corps, âme et esprit“ ? Ou bien en matière sotériologique ne pourrions-nous pas évoquer les trois économies du salut relativement à Moïse, Jésus et Muhammad. Même la théologie chrétienne a tenté d’expliquer la notion de Trinité à travers les attributs de Père, de Fils et de Saint-Esprit[19] pour parler de Dieu dans son Être absolu[20] ? En ce qui concerne notre sujet présent, cette conception n’est pas étrangère à l’islâm. Comme nous le verrons plus loin, elle est à même d’éclairer le musulman sur le chemin de la compréhension de sa dimension humaine et spirituelle. Tout cheminement spirituel prend racine dans l’affirmation reçue intérieurement et vécue comme telle extérieurement. Il s’agit premièrement de la typologie ternaire suivante :

  • Al-Islâm (l’abandon confiant en Dieu)
  • Al-Imân (la foi)
  • Al-Ihsân (l’excellence)

Hadith dit de Gabriel (Jibril) que rapporte ‘Umar :

  1. « L’islâm est que tu témoignes qu’il n’est pas de divinité si ce n’est Allah et que Muhammad est l’Envoyé d’Allah, que tu accomplisses la prière, verse la zakât, jeûnes le mois de Ramadan et effectues le pèlerinage à la Maison sacrée si tu en as la possibilité ».

Le terme islâm s’applique à la religion fondamentale de l’être humain, c’est-à-dire à sa capacité innée de reconnaître ce qui le relie à Dieu. Il existe, au tréfonds de lui-même, la possibilité de s’en approcher, de témoigner de la confiance en Son amour et Sa miséricorde.

Lors du pacte prééternel (mithâq) avec les âmes des hommes non encore nés (…) Dieu a interrogé les germes de cette humanité future : « Ne suis-je pas votre Seigneur ? (‘alastu bi rabbikum)[21]» Elles répondirent : « Oui (j’en témoigne) »[22].

En d’autres termes, les âmes ont été créées par Dieu et ont témoigné de Sa Seigneurie. Avant même la création, et de toute éternité, l’être humain était dans la pensée de Dieu, c’est-à-dire que Dieu l’a désiré, aimé et créé. Il est en quelque sorte le fruit de Son désir, ainsi exprimé dans le fameux hadith qudsi : « J’étais un Trésor caché, J’ai aimé à être Connu,. J’ai donc créé les créatures afin d’être Connu. »

Et c’est pourquoi chaque être humain est par nature un aspirant à la connaissance de Dieu. Au plus secret de lui-même, il est conscient de cette nostalgie du retour car « dans le tréfonds de son être, il a entendu la question : « Ne suis-je pas ton Seigneur[23] », à laquelle il a répondu : « Oui (j’en témoigne)[24] ».

  • « L’imân (la foi), c’est de croire en Allah, en Ses Anges, en Ses livres, en Ses Envoyés, au jour dernier et de croire dans le destin imparti pour le bien et le mal. »

La croyance aux six piliers de la foi musulmane est un prérequis à l’entame d’un cheminement spirituel. Sans cela, nulle possibilité de croître de façon constante. Il est par conséquent indispensable que l’adhésion pleine et entière de ces piliers  essentiels soit pour le cheminant un viatique obligé.

Junayd al-Baghdadî (m.911) dit au sujet de la foi : « Ce qui est la marque de la foi, c’est d’obéir à Celui en qui je crois, d’agir selon ce qu’il aime et qui a Son agrément, d’éviter ce qui distrait de Lui et qui n’a, auprès de Lui, qu’une valeur éphémère, de telle sorte que je me consacre à Lui, que je choisisse ce qui est conforme à Sa volonté et que je m’applique à Le satisfaire…[25] »

  • « L’ihsân, c’est, répondit le Prophète, que tu adores Allah comme si tu Le voyais car si tu ne Le vois pas, certes, Lui te voit. »

L’ihsân c’est, en d’autres termes, « vivre en étant avec Dieu en permanence avec nos esprits (le détachement de tout ce qui n’est pas Dieu : as-siwâ), en étant en harmonie avec Sa volonté et Son décret (pour toute chose) et en contemplant Ses actions et Ses signes avec nos sens, tout en sentant nos cœurs continuellement submergés et apaisés dans Ses Attributs »[26]

  1. Seconde typologie ternaire
  1. Ash-Sharîyah : la Loi Islamique, la base exotérique fondamentale nécessaire, littéralement « la grande route » commune à tous. Ash-Sharîyah comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et notamment tout le côté social et législatif qui, dans l’islâm, s’intègre essentiellement à la religion ; on pourrait dire qu’elle est avant tout règle d’action. L’iranologue Henry Corbin parle quant à lui de «lettre de la religion positive[27]», René Guénon d’écorce[28] dont le noyau est al-Haqîqah.
  2. At-Tarîqah : la Voie (ou sentier) et ses moyens. La Voie est aussi Silsîla (chaîne prophétique ou initiatique) inaugurée par le premier homme et prophète, en l’occurrence Adam, et finalisée par le dernier prophète et messager Muhammad. At-Tarîqah est le lien entre ash-Sharîyah et al-Haqîqah.  
  3. Al-Haqîqah : la Vérité et la Réalité. Le résultat final ou la connaissance pure. C’est pour le cheminant le terme de son itinéraire et le retour à sa condition première telle que définie dans sa prééminence.

CORRESPONDANCE SUPPOSÉE DES DEUX TERNAIRES ÉNONCÉS

Al-Islâm → Ash-Sharîyah

                                                     Al-Imân →   At-Tarîqah

                                                     Al-Ihsân →  Al-Haqîqah

  • L’Homme Universel (Al Insân al Kâmil)

Pour le musulman, l’archétype de l’homme universel est le Prophète Muhammad à qui Dieu a fait don d’un caractère éminent[29]. De cette éminence (ou de cette immensité) découle toutes les caractéristiques de celui qui demeure un modèle pour tout être humain. Les sources sont fort nombreuses quant à cet état de fait et nous savons que nombre de compagnons, savants, mystiques, ont fait de Muhammad le plus excellent modèle ainsi que la typification parfaite de leur être profond. C’est dans cette même veine qu’Al-Harith Ibn Assad al-Muhasibî donne la définition de l’homme véridique :

 « L’homme véridique… lorsqu’il considère une chose, il en tire une leçon. Lorsqu’il se tait, il médite. Lorsqu’il parle, il se remémore Dieu. Lorsqu’il subit une privation, il se montre patient. Lorsqu’il reçoit une faveur, il se montre reconnaissant. Il sait aussi se recueillir dans l’épreuve, se montrer magnanime lorsqu’il est victime d’un sot, rester humble en dépit de sa science, se montrer bienveillant quand il enseigne et donner sans compter quand il est sollicité. »         

L’HommeUniversel est celui qui a su mettre à profit les Attributs divins et les caractéristiques prophétiques qui résident en lui, et ce, dans la perspective qu’il accomplisse son pèlerinage terrestre en toute conscience de lui-même et de son Créateur. Plus tard, c’est au sein même de l’éternité qu’il réalisera pleinement la vocation qui était sienne, à savoir adorer Celui qui l’a aimé depuis toujours et qui lui a manifesté Son amour et Son soutien en plein cœur des contingences de la vie. Pour un tel homme, c’est là une promesse divine qui représente un baume céleste présent au milieu des tempêtes annoncées de l’existence[30]. Il peut alors faire sienne cette supplique d’Ibn ‘Arabî : « Fais-moi entrer, ô Seigneur, dans les profondeurs de l’Océan de ton unité infinie. »

  • De la théorie (orthodoxie) à l’empirie (orthopraxie)

 « L’existence humaine est un drame qui se noue avec la mort et la question du salut » écrivait Blaise Pascal au XVIIème siècle. Dans la conception pascalienne, l’homme est disproportionné, pris entre deux infinis, voué au malheur, ne trouvant qu’une consolation relative dans le divertissement qui lui ferait oublier sa condition. Seule la foi en Dieu est à même de lui apporter l’espérance et le bonheur.

Comme le dit si joliment André Chouraqui  dans le chapitre liminaire à sa traduction du Coran: « Là où l’Occidental se heurte à des objets ou à des faits, l’Oriental voit, en tout, des Signes : la Parole révélée en est le plus important et s’écrit grâce aux ayât, ces signes descendus des ciels. Mais la terre, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, la pluie, le tonnerre, la foudre, le feu, la nature tout entière sont aussi des signes que l’homme a le devoir de contempler et de comprendre afin de mieux pénétrer la vérité d’Allah et de son Prophète[31]. »

Dans la conception islamique liée aux problématiques de la vie, de la mort, du salut, l’homme est un être soumis à la même fatalité évidente, mais il est un être à part de la création puisque porteur des attributs divins, héritier des promesses célestes, appelé à une destinée qui l’invite à adorer Dieu pour y trouver sa joie et son bonheur.

Tout musulman doit avoir en mémoire que son cheminement spirituel vers l’Absolu part du principe qu’il est un bien-aimé de Dieu, que selon la parole consacrée « il appartient à Dieu et c’est vers Dieu qu’il retournera »[32], qu’enfin il ne doit adorer que Lui. L’exemple bien connu de la mystique soufie Rabi’a al-‘Adawiyya (m.801) est très parlant à cet égard :

« Un jour donc, plusieurs Soufis rencontrèrent Rabia qui courrait, portant du feu dans une main et de l’eau dans l’autre. Ils lui dirent : « Ô Dame du monde futur, où vas-tu, et que signifie tout cela ? » Elle répondit : « Je vais pour incendier le Paradis et noyer l’Enfer, en sorte que ces deux voiles disparaissent complètement devant les yeux des pèlerins et que le but leur soit connu, et que les serviteurs de Dieu puissent le voir, Lui, sans objet d’espoir ni motif de crainte. Qu’en serait-il, si l’espoir du Paradis et la crainte de l’Enfer n’existaient pas ? Hélas, personne ne voudrait adorer son Seigneur, ou Lui obéir[33] ! »

En d’autres termes, c’est placer Dieu et Son Messager au cœur de l’espérance humaine. Pourtant, l’homme étant de nature oublieuse ; l’oubli est même à certains égards sa définition intrinsèque[34]. C’est pourquoi le souvenir ou rappel de Dieu (dhikrullah) est pour le cheminant un besoin absolument nécessaire qu’il est amené à développer pour ne pas sombrer dans l’oubli de Son Créateur. Abû Hamid al-Ghazalî (m.1111) dit à ce propos : « Savoir (à chaque instant) l’occupation spirituelle du moment tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. Car quiconque croit se dispenser de l’adoration est véritablement le plus miséreux des pauvres. »

Dieu, dans le Coran, stipule que « Satan est pour vous un ennemi. Prenez-le donc pour un ennemi. Il ne fait qu’appeler ses partisans pour qu’ils soient des gens de la Fournaise[35]. » Ce verset est à proprement parler un réel avertissement qui doit inciter l’âme du cheminant à ne jamais désespérer de la miséricorde divine quand l’ennemi décoche ses flèches enflammés. Qui plus est, l’homme croyant doit faire face à un autre combat qui est celui de son ego[36] qu’il doit maîtriser étant donné que Satan utilise ce biais pour perturber, voire ruiner, la marche ascendante du cheminant spirituel. Jalâl-ud-Dîn Rûmî (m.1273), le grand mystique de Konya (Turquie) dit dans son fameux Mathnawî :

Mustafâ (Muhammad) a dit : « Si je donnais ouvertement la description de l’ennemi qui est dans vos âmes, les cœurs des hommes courageux eux-mêmes se briseraient. Un tel homme n’irait pas son chemin[37] ni ne se soucierait d’aucun travail. Il ne resterait plus en son cœur ni de la persévérance dans la supplication, ni dans son corps de force pour le jeûne et la prière rituelle. Il deviendrait bon à rien, comme une souris devant un chat ; il serait affolé comme un agneau devant un loup[38]. »

 Abû Hamid al-Ghazalî, que nous avons déjà cité, a également abondamment écrit sur ce sujet précis, notamment dans son fameux « Revitalisation des sciences de la religion[39] ».

  •  L’exemple de Moïse et d’Al-Khidr 

Un exemple probant d’éducation spirituelle est celui que Moïse reçut d’Al-Khidr, dit le Verdoyant. Le Coran évoque cette rencontre qui a pour but de fournir des indications, autrement des Signes, sur la nature profonde des choses et des évènements[40]. Lorsque l’instructeur (Al-Khidr) répondit au postulant (Moise) : « Tu n’aurais jamais assez de patience pour rester en ma compagnie » (v.67), il voulait en fait le mettre en garde sur la réalité du monde invisible dont le visible demeure une manifestation.

Ce récit est instructif et clairvoyant non seulement relativement au rapport maître-disciple[41], mais aussi à ce qui doit constituer pour le cheminant spirituel un aspect essentiel qui est le bon comportement[42] (adâb) dont la première attitude est l’humilité. Une tradition stipule en effet que : « Lorsque les deux hommes – Al-khidr et Moïse –s’assirent pour parler, un oiseau vint piquer sur la mer avec son bec… Al-Khidr dit alors à Moïse : “Tu as imaginé que tu étais le plus savant des gens de la terre, sache alors que ta science, ma science et la science des premiers et des derniers, comparée à la science d’Allah, est moindre que la goutte d’eau emportée par cet oiseau de cette mer” ![43] »

Le ton est ainsi donné. Durant tout son cheminement spirituel, Moïse sera confronté à toutes sortes de situations dont il devra tirer des leçons pour sa propre vie. Autant de questionnements qui trouvent parfois leurs réponses dans des occurrences inattendues. Le parcours initiatique de Moïse achevé, Al-Khidr lui prodigua ses derniers conseils :

« Ne cherche pas la science pour la prêcher (te montrer), mais cherche la science pour l’appliquer sur toi-même. Élève ta volonté pour l’au-delà – le rendez-vous ultime- , ne t’occupe pas de ce qui ne te regarde pas, ne te rassure pas à la peur et ne te désespère pas de (retrouver) la paix, gère tes affaires ouvertement, et n’abandonne pas l’excellence (même) lorsque tu es puissant (…) Ô Moïse, gare à la discussion inutile, et ne perds pas ton temps dans autre qu’un besoin utile, et ne rit pas sans cause, et ne blâme pas quelqu’un d’une erreur qu’il a regrettée, et pleure tes péchés ô fils d’Imrân, et gare à l’autosatisfaction et à l’insouciance pour ce qui te reste à vivre. »

  •  En guise de conclusion

Comme nous l’avons esquissé, le cheminement spirituel du musulman est une marche ascendante dans un rapport au Transcendant et une marche horizontale quant à soi et à autrui. Aller vers Dieu, c’est aller vers soi ; aller vers soi, c’est aller vers Dieu, comme nous l’avons vu en préambule avec Ibn ‘Arabî. Engendrer un chemin spirituel, un chemin de vie où l’on commence par réaliser que l’amour de Dieu est au centre de toute chose. « L’œil avec lequel je vois Dieu est l’œil avec lequel Dieu me voit sont un seul et même œil » dira Maître Eckhart (m.1329).

Vivre les saisons dans l’adoration perpétuelle du Créateur miséricordieux, Recouvrer quotidiennement le pouls de la Beauté divine à travers mille et une beautés terrestres[44]. Esquisser un sourire, cheminer avec joie en ne doutant jamais que c’est Dieu Lui-même qui pourvoit à toute chose. L’adhésion pleine et entière du pèlerin de la foi aux principes de l’islâm qui sont essentiellement principes de vie est à même de guider chacun de ses pas vers l’Ultimité, et ce en toute confiance. Comme l’a si bien clamé le poète turc Yunus Emre :

Düşt’önüme hubb-ül vatan :

[La nostalgie est maintenant mon Guide :]

Gidem hey dost deyi deyi

[Je m’en vais, en appelant l’Ami],

Onda varan kalır heman,

[Celui qui le rejoint ne Le quitte plus,]

Kalam hey dost deyi deyi.

[Je resterai auprès de Lui en répétant Son nom.]

Gele şol Azrail tuta,

[Que vienne l’ange de la mort,]

Fayda etmez ana ata,

[Père et mère n’y pourront rien,]

Binem şol ağaçtan ata,

[Je monterai en mon cercueil,]

Gidem hey dost deyi deyi.

Halvetlerde meşgul olam,

[Je prierai en solitaire,]

Daim açılan gül olam,

[Je deviendrai rose et m’épanouirai sans cesse,]

Dost bağında bülbül olam,

[Et rossignol dans le jardin de l’Ami,]

Ötem hey dost deyi deyi.

[Pour chanter Son nom…]


[1] Relativement à la conscience qui fait retour sur elle-même.

[2] Le philosophe français Henri Bergson (1859–1941) a dit : « la vie est une grande aventure intérieure

[3] Cf. Coran, Al-Hijr, 15 : 29.

[4] Il s’agit de la connaissance directe de Dieu (al-ma’rifa).

[5] Nous utiliserons le mot homme dans un sens général pour parler de l’être humain, qu’il soit de sexe masculin ou féminin.

[6] Et notamment à travers la notion de “khalîfa que le Coran rappelle en ces termes : « Et quand ton Seigneur dit aux anges : « Je vais mettre sur la terre un khalîfa… » (Coran, 2 : 30). Le mot arabe vient du verbe khalafa qui signifie “prendre la place de”. Il a donné le mot français ”calife et porte le sens de gérance. L’homme étant par définition le gérant de Dieu sur terre, mais aussi chargé d’une responsabilité telle que le définit le mot “amâna“. L’amâna est « le Dépôt qu’Allah confie primordialement à l’être humain. Dépôt qu’il doit mettre en œuvre fidèlement… La mise en œuvre de ce dépôt peut croître, décroître ou être pervertie selon les comportements de l’être humain. » (Cf. Maurice Gloton, Le Coran, Introduction technique, Al-Bouraq, p.19).  

[7] Al-Fitra. D’après le hadith suivant (rapporté par Al-Bukharî et Muslim) : «Chaque nouveau-né vient au monde selon la fitra (nature avec laquelle il fut créé, l’Islam) mais ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen. De même que la bête de somme qui naît sans difformité : y voyez-vous une quelconque mutilation ? »

[8] Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, Seuil, 1976, p.13.

[9] Arabe phonétique : Man ‘arafa nafsahu man ‘arafa rabbahu.

[10] Ar. عليكم السلام

[11] As-Salâm est un des Noms de Dieu.

[12] http://www.saveurs-soufies.com

[13] Il s’agit des actes adoratifs (‘ibada) qui permet au croyant de s’approcher de Dieu (ex : la prière, l’invocation, l’aumône, la pratique du bien et l’abstention du mal…) Voir aussi : Coran, Ad-Dhâriyât, 51 : 56 ainsi que le fameux Hadith Qudsi : Le Très-Haut a dit : « … Mon serviteur ne s’approche pas de Moi par une chose plus aimable à Moi que ce que Je lui ai imposé, et Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par les œuvres surérogatoires pour que Je l’aime. Or, lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit,  sa main par laquelle il attrape, son pied par lequel il marche. S’il était à Me demander quelque chose,  Je lui donnerais certainement, et s’il cherchait refuge auprès de Moi,  Je le lui accorderais surement… »

[14] La racine trilitère ‘A M N que l’on retrouve dans les termes mu’min (croyant) et amâna (dépôt confié) se rencontre 878 fois dans le Coran et signifie, à la première forme verbale : être en sécurité, être confiant, fidèle, avoir foi…  Quand Allah s’adresse à l’être humain, il prend le sens principal suivant : celui qui met en œuvre, en toute confiance, d’une manière indélébile et permanente, les possibilités qu’Allah a déposées en lui, et qui se trouvent en Allah même… L’être humain, créé selon la Forme divine, est la créature qui concentre les possibilités divines contenues en elle et tous les Noms divins… Il les actualisera ou les mettra en œuvre selon les prédispositions mises en lui de toute éternité… (Maurice Gloton, Le Coran, Introduction technique, Al-Bouraq, 2014, p. 18).

[15] Henry Corbin, dans son Histoire de la Philosophie Islamique, écrit que “le passé n’est pas derrière nous, mais sous nos pieds», op. cit., p.26.  

[16] Propos prononcés lors de son fameux Sermon d’Adieu.

[17] J’emprunte ce terme à Georges Anawati (1905-1994).

[18] L’islâm fait la distinction entre le terme nabi qui signifie prophète-envoyé et le terme rasûl qui signifie prophète-messager porteur d’un livre céleste. Tout nabi n’est pas rasûl mais tout rasûl est nabi (ex : Yûnus (Jonas) est un nabi tandis que ‘Isâ (Jésus) est un rasûl car porteur d’un Livre céleste, l’Évangile).

[19] Cf. Isis-Osiris-Horus dans l’antique religion égyptienne et Brahma, Vishnou et Shiva (trimûrti) dans l’hindouisme.

[20] Nous pourrions également évoquer en philosophie les trois stades de l’existence chez Søren Kierkegaard (esthétique, éthique, religieux), ou les trois morts successives chez Maître Eckhart (mort des satisfactions matérielles, mort des jouissances spirituelles, mort de l’avant-goût des béatitudes éternelles), ou bien le principe philosophique hégélien « thèse, antithèse et synthèse ».

[21] Coran, Al- A’râf, 7 : 172.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Junayd al-Baghdadî, Enseignement spirituel, Ed. Babel,  traduit de l’arabe par Roger Deladrière. Première édition, Sindbad, 1983, p.60.

[26] http://www.saveurs-soufies.com

[27] Cf. Henry Corbin, Histoire de la Philosophie Islamique, Gallimard, 1986, p.24.

[28] Cf. le chapitre consacré à l’écorce et le noyau in. René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, Gallimard, 1973, pp. 29-43.

[29] Cf. Coran, Al-Qalam, 68 : 4 ((translittération française: Wa ‘Innaka La`alá Khuluqin `Ažīmin). Notons que le terme `Ažīm est un des Noms divins qui signifie Immense.

[30] Voir Coran, Al-Baqara, 2 : 155-157.

[31] André Chouraqui, in Le Coran (Trad.), Robert Laffont, 1990, p. 18. Notons également que le « Livre de l’Univers » ou  autrement dit le « Livre de Dieu relatif à la création » est considéré comme le second Livre après le Coran.

[32] Voir Coran, Al-Baqara, 2 : 156.

[33] Rabi’a the mystic, UP Cambridge.

[34] Quelques exégètes soutiennent, en se fondant sur une opinion émise par Ibn ‘Abbâs (68/686), que le mot “insân“ dérive de “nusyân“ qui signifie “oubli“. Ce nom ayant été donné à l’homme parce qu’il est, par nature, oublieux (Coran, 20 : 115). (cf. Dictionnaire du Coran, p. 396).

[35] Coran, Fâtir, 35.

[36] Le moi associé à l’âme instigatrice du mal (nafs al-ammara).

[37] C’est nous qui soulignons.

[38] Jalal-ud-Dîn Rûmî, Mathwawî, la Quête de l’Absolu, Livre deuxième, v.1910, Traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Editions du Rocher, 2004.

[39] Ihyâ’ ulûm al-dîn.

[40]  Notamment le dialogue amorcé entre les deux protagonistes, in Coran, Al-Kahf, 18 : 65-69.

[41] Dans ladite relation, les divers développements que le soufisme (at-tasawwuf) a connus dans l’historiographie musulmane sont tout à fait remarquables. Le soufisme, ou mystique musulmane, est un chemin de vie qui possède ses propres particularités et qui nécessiterait un approfondissement qui déborderait le cadre de notre réflexion présente.

[42] L’attitude juste. Le mot arabe adâb signifie également  dans ses diverses occurrences, l’éloquence ou bien les Belles-Lettres.

[43] Tiré des exégèses coraniques, essentiellement « Al-bahr al-madîd fî tafsîr al-Qurân Al-majîd » d’ibn ‘Ajîba Al-Hasanî.

[44] L’islamologue allemande Anne-Marie Schimmel (1922-2003), dans des pages admirables qu’elle consacre à Jalâl ud-Dîn Rûmî, met en évidence  la dimension spirituelle de l’hiver et du printemps qui, l’un tel une retraite, l’autre tel un renouveau, présente une analogie remarquable sur l’activité humaine vitale. Cf. Anne-Marie Schimmel, L’incendie de l’âme, l’aventure spirituelle de Rûmî, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1998. Voir spécialement le chapitre 4, Journée de printemps à Konya, pp. 69-92.

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