Pourquoi avez-vous tardé?

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr. Hasan Kamil YILMAZ

 

VOYAGE EN AFRIQUE : 

 

La colonisation et la famine viennent à l’esprit quand on parle de nos jours du continent africain, mais dans le cœur des musulmans, l’Afrique évoque l’Asr-i Saada [1](L’Ère du Bonheur), Bilal al Habashi (r.a.a.)[2] et le Négus[3], roi d’Abyssinie.

Depuis quelques années, le continent africain est entré dans l’agenda politique et culturel turc et, depuis 2007, la fondation Hüdayi suit ce mouvement, notamment par le biais de son action dans le domaine de l’éducation.

La bienfaisance de la Fondation Hüdayi en Afrique a commencé dans le troisième pays le plus pauvre du monde, le Burkina Faso, et s’est développée ensuite au Cameroun, au Ghana et au Mali. Deux raisons nous avaient motivé Alican Tatli et moi-même pour effectuer ce voyage en Afrique : premièrement nous voulions découvrir les régions d’origine de beaucoup de nos étudiants africains venus étudier en Turquie ; deuxièmement nous voulions évaluer les différents services mis en place par Hüdayi là-bas. Du 27 octobre au 2 novembre 2010, nous avons donc effectué ensemble un voyage qui nous a emmené du Burkina Faso jusqu’au Mali.

Après avoir fait une escale à Casablanca, notre expédition commença véritablement lors de notre arrivée à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. La vue offerte depuis l’avion à l’atterrissage nous fut suffisante pour comprendre les conditions difficiles dans lesquelles vivaient les Burkinabés. Une fois à l’aéroport, nous fûmes accueillis par nos amis turcs en mission à Ouagadougou.

Le lendemain, un dur « marathon » nous attendait. Après quelques heures de repos à l’hôtel, nous partîmes au lycée Imam-Hatip[4] de Ouagadougou, situé au centre de la ville. Ce lycée qui requiert une année de classe préparatoire forme 150 élèves dans quatre classes différentes. Cet établissement conçu sous le modèle des lycées Imam-Hatip de Turquie fournit un enseignement à la fois culturel, religieux et professionnel, le tout en français, langue officielle de l’État. Les élèves que nous avons rencontrés nous apparurent dynamiques, le visage radieux, et nous ont transmis leur soif d’apprendre. Pendant les pauses, les enseignants qui avaient étudié en Turquie et ceux qui avaient étudié dans différents pays arabes instruisaient les enseignants locaux et ne s’éloignaient pas de l’espace entre la mosquée et la bibliothèque.

Le modèle culturel et éducatif issu de la longue colonisation française a laissé des traces encore apparentes au Burkina Faso et au Mali. Pour cette raison, on y rencontre deux types d’enseignement : le premier, d’influence occidentale, est réservé aux classes supérieures de la société ; le second, de type madrasa, qui comprend les écoles locales, accueillent les enfants pauvres et démunis. Dans ces dernières, les cours sont délivrés dans la langue locale et sont exclusivement tournés sur la mémorisation du Coran. L’absence de formations dites profanes, pourtant fondamentales dans le parcours et la vie de l’étudiant, rendent ces établissements inefficaces et insuffisants. De ce fait, les élèves qui sortent diplômés de ces écoles voient leurs conditions de vie inchangées et doivent toujours se battre pour survivre. C’est la raison pour laquelle les établissements Imam-Hatip qui se sont développées sous l’impulsion de l’association Hüdayî, sont perçus comme de véritables « bouées de sauvetage ». Car dans ces pays, seuls les élèves ayant reçu un enseignement à la fois culturel et religieux ont la garantie de pouvoir intégrer une université.

Le soir, nous nous dirigeâmes vers ce qui peut être considéré comme la périphérie de la ville, dans une mosquée de banlieue où, après la prière de l’icha, nous eûmes la chance de rencontrer un jeune groupe qui avait étudié à Médine et d’assister au cours qu’ils donnaient aux enfants de la communauté. Nous restâmes très émus devant cette quarantaine d’enfants, âgés entre six et quatorze ans qui apprenaient tous une sourate différente du trentième juz,[5] aux règles de tajweed[6] totalement maîtrisées et répondaient parfaitement à nos différentes questions sur la vie du Prophète Muhammad (saws), la jurisprudence islamique et l’éthique. Nous en sortîmes à la fois heureux et impressionnés de voir un enseignement d’une telle qualité dans des conditions aussi difficiles.

Notre programme prévoyait de rencontrer le vendredi 29 octobre le Dr Khalid Sana dans sa ville natale de Dablo. Le Dr Sana qui a reçu une formation en Syrie et en Tunisie est un homme remarquable doté d’une grande éloquence, d’un grand enthousiasme, amoureux de la Turquie et admiratif des Ottomans. Nous le rencontrâmes donc le lendemain à l’occasion de la prière du Vendredi, en compagnie de la communauté de croyants de Dablo dans la mosquée de son village où vit sa famille.

Dablo est distant de la capitale de 200 kilomètres dont 50 de route goudronnée et 150 de chemin de terre qui nécessite que les voitures se suivent avec un intervalle entre elles de plusieurs centaines de mètres. Sur la route nous ne cessons d’admirer les beautés de la nature ainsi que l’extraordinaire couverture végétale. À la vue de ces champs verdoyants, nous ne parvînmes pas à cacher notre émerveillement.

Ainsi donc, si la pluie y est d’une générosité si grande pour que la végétation soit autant riche et vivante, l’eau potable reste en revanche très difficile d’accès. Soit elle est récupérée à partir des flaques d’eau formées au sol et l’eau y est alors d’une couleur verte mélangée à de la terre et d’une odeur nauséabonde, soit elle est puisée à l’aide de puits artésiens dans des profondeurs extrêmes de plusieurs centaines de mètres. Pour toutes ces raisons, l’eau reste le bien le plus précieux dans cette région. La plupart du temps, les femmes se tournent vers cette eau verte, chauffée au soleil, un mélange liquide de boue et d’eau appelé « eau » qu’elles placent dans des bassines qu’elles transportent sur leurs têtes jusque dans leurs foyers. En chemin, nous aperçûmes des cultures dont les troncs rappellent le maïs et le haut la graine de paille de balai. D’après ce que nous savons, le produit de base alimentaire de la population est un ragoût composé à partir de ce produit, le sorgho, qui ressemble à la graine des pailles de balai. Généralement, les habitants n’ont accès qu’à un repas par jour. Les journées de deux ou trois repas sont rares.

Seulement quelques kilomètres nous séparent désormais du village du savant Khalid et nous sommes déjà accueillis par plusieurs de ses proches. Mesurant 1m95, Khalid dépasse tout le monde. Son visage souriant ressort de la petite foule qui vient de se former. Nous nous dirigeons vers la place du village sous le son des takbirs (Allahou Akbar), des tahlils (La Illaha ill Allah) et autres dhikrs[7]. C’est l’heure de la prière de Vendredi, Jumu’ah. Le soleil, qui était à son zénith, commence tout juste à décliner. Les habitants du village se sont regroupés en deux rangées distinctes et attendent d’accueillir les invités venant de la capitale et de la Turquie. Dès notre descente de voiture, l’ambiance monte d’un cran et le volume des chants, litanies et dhikrs s’élève. Nous répondons à ce chaleureux accueil en prenant le temps de serrer la main de chaque personne des deux rangées, car ce qui nous avait été annoncé s’était avéré exact. Pour les habitants de ces villages, le fait d’embrasser un homme blanc et de lui serrer la main sort de l’ordinaire. Et s’il s’agit d’un musulman, le plaisir en est d’autant plus grand.

Les maisons de Dablo sont généralement de même type que celles rencontrées sur la route, des bâtisses construites de chaux et de pisé au toit revêtu de paille. De mémoire, elles ne devaient pas dépasser les 100m2, en forme de coupole, leur dimension varie entre 1,5 et 2 m. de diamètre. Après cet accueil transformé en véritable cérémonie, nous entrons dans la maison en béton armée du savant, y renouvelons nos ablutions à l’aide d’une aiguière (type de jarre) et nous nous dirigeons vers la mosquée. Une nouvelle fois, c’est la mélodie touchante des récitations à voix-haute – notamment des salât-u salam[8] et des qasîda el Burda[9] – qui nous accompagne jusqu’à la mosquée du savant Khalid Sana lui-même. Elle apparaît luxueuse et bien équipée selon les critères locaux.

Le savant fait le sermon du Vendredi, le khotba. Dans l’intention de nous saluer, le Cheikh évoque dans sa première partie en arabe le padichah Fâtih Sultan Mehmet Han[10] et l’honneur que lui conféra le Prophète (saws) en annonçant sa conquête de Constantinople.[11] Dans le même esprit, le savant Khalid remémore le padichah Abdülhamid Han[12] qui au début du XXe siècle ne céda pas la Palestine aux Juifs[13]. L’envolée lyrique de son discours ainsi que le ton passionné de sa voix nous animèrent et nous transportèrent. La deuxième partie du sermon fut délivrée dans la langue locale – le moré. Selon la traduction qui nous a été faite, cette partie eut une nouvelle fois beaucoup d’effets sur l’auditoire. Les éclats de rire et les sourires qui se sont fait entendre dans la mosquée ont prouvé l’éloquence et la qualité du discours du Cheikh.

Alors que dix ans auparavant Dablo était connue pour la prostitution, la consommation de stupéfiants et divers autres vices qui y sévissaient, le savant Khalid et son père éclairèrent les habitants et transformèrent Dablo en une cité pérenne et musulmane. Le père du savant Khalid était en effet un Cheikh Tidjani[14] et un connaissant[15].

 

Après la prière du Vendredi, les habitants souhaitèrent s’entretenir avec nous et ce fut pour nous l’occasion de leur faire part de notre foi en l’avenir de l’Afrique, que nous considérons comme le continent du XXIe siècle, et de discuter ensemble des orientations stratégiques qui s’offrent aux pays africains. Autant de sujets qui nous rassemblaient et nous réjouissaient. C’est d’ailleurs dans cette atmosphère fraternelle que nous nous quittâmes.

 

Nous partîmes ensuite voir la fin des travaux d’une clinique financée par nos amis d’Istanbul. Composée de huit chambres, cette clinique est destinée aux accouchements, aux soins des enfants et autres traitements spécialisés. Des logements pour le personnel médical y étaient en construction, et c’est d’ailleurs à ce stade de la construction qu’en étaient arrivés les travaux. Il y avait ici un grand besoin d’hôpitaux musulmans car les hôpitaux gérés par les chrétiens étaient décrits comme étant offensant et irritant pour les femmes et les hommes musulmans. À ce sujet, une histoire nous fut plusieurs fois relatée : lorsqu’un médecin comprend que son patient est musulman, son attitude change et il remplace le médicament prescrit par un autre inadéquat en lui disant : « Prends donc ce remède de musulman ». Le malade, quand il constate que son état de santé ne s’améliore pas, retourne voir le médecin qui lui dit : « Tu vois ! le médicament de musulman n’a eu aucun effet. Maintenant je vais te donner la médication de Jésus ». C’est à ce moment seulement que le médecin donne au patient le vrai médicament, celui qui parviendra à le guérir, avec l’autorisation d’Allah. » C’est par le biais de telles pratiques que les musulmans sont rabaissés et humiliés au quotidien dans ces régions.

 

Samedi 30 octobre. Nous nous déplaçâmes à Titao pour rejoindre le maître Nouh Sawadogo. Titao est à 280 kilomètres de la capitale et cette fois-ci la route qui y conduit était goudronnée sur plus de 200 kilomètres. Le reste demeurant un chemin de terre. À l’instar de Dablo, les maisons sont vétustes, construites en pisé et en chaux, au toit couvert de paille. La vision d’une telle pauvreté, d’un tel dénuement, nous brisa le cœur. Arrivés à quelques mètres de Titao, les premiers habitants nous accueillirent.

 

Parmi ces habitants, une personne attira notre attention. Un vieil homme de 78 ans, avec près de lui un jeune homme d’une grande agilité qui réussit avec brio à dresser un cheval. Ici aussi la récitation de takbirs et de tahlils nous accompagna de l’entrée jusqu’à la place du village. Après l’entrevue proposée par le maître Nouh, nous prîmes le temps de saluer chaque personne présente, une à une. Lorsque notre frère Mehmet Keleş qui participait à notre voyage et nous hébergeait chez lui le soir fut annoncé, une salve d’applaudissements accompagna son nom et sa qualité car c’est lui qui leur apportait d’ordinaire les bêtes du sacrifice de l’Aïd. Il était donc normal qu’il reçût de leur part une ovation.

 

Comme Dablo, Titao a aussi un hôpital en cours d’établissement, bâti à l’initiative de bienfaiteurs stambouliotes. Il faut noter par ailleurs que l’hôpital chrétien était lui repérable dès l’entrée du village. Une bâtisse moderne arborant une croix. Nous apprîmes rapidement que cet hôpital avait des précédents en ce qui concerne la maltraitance de ses patients musulmans. Cet hôpital a pour ainsi dire affiché au grand jour son mépris pour les croyants de la dernière religion révélée. Inch’Allah, l’ouverture du nouveau centre médical mettra fin à ces peines.

 

Sur la route, après le village du maître Nouh, nous visitâmes le lycée d’enseignement secondaire regroupant 200 étudiantes dont s’occupe madame Oummou Goulsoum. Réalisée grâce au soutien matériel des bienfaiteurs de Hüdayî, cet établissement semblable à ceux de la capitale école propose à la fois des cours culturels et religieux. À l’occasion de notre venue, une grande rencontre fut organisée, réunissant élèves, professeurs et tutrices. Madame Oummou Goulsoum peut être véritablement considérée comme une dame importante et efficiente.

 

Nous fûmes guidés vers une autre partie de l’établissement au-delà du bâtiment où étaient dispensés les cours théoriques et généraux. Il nous fut expliqué que ce département était réservé aux formations manuelles et artisanales telles que la couture, la broderie, la cuisine, le dessin et autres arts. Oummou Goulsoum qui avait étudié au Soudan est une femme influente qui maîtrise parfaitement la langue arabe et parle couramment le français. Son défunt père était un cheikh soufi. Ses frères et sœurs, son voisinage, furent tous bercés dans l’atmosphère du soufisme, des personnes chaleureuses au visage radieux et souriant.

 

De retour à Ouagadougou, nous eûmes la surprise de recevoir un invité, un ancien pasteur qui avait grandi dans une famille protestante et étudié la théologie chrétienne. Par la grâce et la guidance d’Allah, il est aujourd’hui musulman et nous raconta son parcours vers l’Islam :

 

« Il y a trois ans de cela, un ami vint me voir et m’expliqua qu’il m’avait vu en rêve embrasser l’Islam. Je me rappelle que je me mis alors en colère. Je me disais « comment pourrais-je être musulman, alors je serais prêt à égorger mon propre petit-fils s’il le devenait ». Cependant 23 jours après cet incident, pour des raisons que j’ignore encore, mon âme s’éprit soudainement pour l’Islam et je trouvai cette foi dans mon cœur. Dans les écrits chrétiens, nous croyons en effet en l’existence d’un sauveur qui viendra après Jésus. Je crus alors que Muhammad (saws) était ce sauveur et dévoilai ma conversion à ma famille. Ma mère, mon père, mes oncles ou encore mes cousins, tous réagirent fortement. Au début, ils ne voulurent pas y croire puis ils redoublèrent d’effort pour me convaincre d’abandonner l’Islam. Quand ils s’aperçurent qu’ils ne réussiraient pas, ils commencèrent à me menacer. En vain, une nouvelle fois. Face à cet échec, ils finirent par monter un procès truqué, réussissant à m’envoyer en prison et à me faire torturer. Je suis resté trois ans enfermés en cellule. Malgré toutes ces épreuves, je n’ai jamais renoncé à l’Islam, au prix de mes enfants et de mes proches qui se sont éloignés de moi. Mais je suis heureux, car j’ai découvert la vérité. Depuis un mois je vis dans une maison sans porte, le ventre à moitié vide. Mais je suis en paix, comme si rien de tout cela ne s’était produit. »

 

Cette rencontre avec ce frère nouvellement converti eut lieu dans les locaux du lycée Imam-Hatip Médina, par l’intermédiaire de Nouh Sawadogo et de son frère Yacouba. Il apparaît comme un exemple concret de la concurrence entre religions qui a lieu à l’heure actuelle en Afrique. Néanmoins, c’est le christianisme qui semble en sortir « vainqueur », utilisant sa force politique, sociale et économique dans la mise en place de régimes oppressifs. Dans ce climat discriminatoire, les gens, toutes confessions confondues, s’affichent en public avec la croix autour du cou. Et il est difficile d’agir autrement. C’est pour cette raison que le travail auprès des musulmans est important là-bas.

 

Dimanche 31 octobre. Selon notre agenda nous avions pour objectif de nous rendre au Mali. Néanmoins, avant de nous y rendre, nous avions encore quelques affaires à Ouagadougou. En particulier, nous devions participer à l’inauguration d’un puits. En guise d’ouverture, une visite à la madrasa al Fatwa. 300 mètres avant l’entrée de l’école, nous fûmes accueillis par un groupe d’étudiants et de professeurs. Le directeur était un jeune savant sympathique qui maîtrisait la langue arabe. Il était coiffé d’un turban et portait une longue djellaba. Son visage était éclairé par un beau sourire.

 

Nous apprîmes que ce jeune directeur s’appelait Abdulmalik. Avec entrain il nous présenta les quelques classes apparemment disponibles ainsi que les pièces en travaux qui venaient juste de débuter. En continuant sa présentation il nous emmena vers un terrain vide d’environ 200m2 sur lequel il prévoyait la construction d’une mosquée. Enfin, il nous montra les deux salles de cours actuellement en service qui accueillaient les cinquante élèves âgés de six et sept ans, qui mémorisaient le Coran et travaillaient d’autres matières. Après cette visite générale de l’établissement, nous eûmes l’occasion de rencontrer les élèves et de les écouter. Malgré le cadre inadapté et le peu de moyens dont il disposait, nous sommes impressionnés par la détermination de ce jeune directeur et par ses efforts en vue de la réussite de ses étudiants.

 

L’ouverture du puits fut une véritable cérémonie locale. À cet effet, beaucoup de personnes de choix firent honneur de leur présence au sein de cette large foule, parmi lesquelles le sous-préfet, le commandant de garnison, le maire, le chef de police, le procureur, l’administrateur supérieur et les sages du quartier. Le temps des discours ne tarda d’ailleurs pas à arriver. Après cela, un classeur rempli nous fut tendu. Il s’agissait d’un cahier de doléances qui compilait les demandes et plaintes sur un ensemble de sujets et de besoins locaux. La plus pressante restant celle concernant le sacrifice de l’Aïd, en particulier la quantité de viande demandée, plus élevée que celle de l’année précédente.

 

En effet, à l’époque, cinq kilos de viande avaient été distribués à chaque famille. En augmentant la quantité à sept kilos pour cette année, Mehmet Keleş prit en considération les besoins de la population locale. Du côté des habitants, ce fut déjà une victoire importante. Ils n’en finirent d’ailleurs pas de nous remercier et nous montrer leur gratitude. Nous n’étions pas habitués à recevoir autant de remerciements. Nous leur répondîmes alors que la gratitude et la reconnaissance revenaient entièrement à Allah, que nous étions frères et que ce don ne représentait pas grand-chose. Nous leur avouâmes que si des personnes devaient faire preuve de reconnaissance, il s’agissait bien de nous, car sans eux nous n’aurions pas pu remplir ce devoir de charité. Nous les remerciâmes alors de cette occasion qu’ils nous avaient offerte.

 

Après ces embrassades, nous assistâmes à l’inauguration concrète du nouveau puits où l’eau est acheminée par un mécanisme de tuyau et de pompe aspirante qui va chercher cet or bleu à des centaines de mètres de profondeur. Le sous-préfet et les personnes représentant les autorités locales assistaient à la cérémonie et coupèrent ensemble le ruban rouge. La pompe se mit alors en marche et les premiers seaux d’eau se remplirent. Mesurant l’importance de cette bénédiction, des centaines de personnes vinrent laver leurs mains et leur figure. À la vue de l’eau, les habitants se réjouirent et leur visage s’éclaircit.

 

Une fois l’inauguration du puits terminée, nous partîmes pour l’aéroport en direction du Mali où nous commençâmes notre « tournée » par la visite d’un collège récemment rénové et nous y discutâmes avec ses élèves. L’établissement proposait, après une année de préparation, des cours généraux et religieux à une cinquantaine d’étudiants. Nous les écoutâmes réciter un chapitre du Saint Coran[16] et discutâmes avec eux sur l’avenir de l’Afrique. Nous leur dîmes alors qu’il était essentiel pour eux d’étudier à la fois les sciences religieuses et profanes s’ils voulaient dessiner le destin de leur pays, que l’important était de bien étudier et qu’ils possédaient en eux un grand potentiel. L’école avait été bâtie selon les standards turcs, les bâtiments de qualité comprenant en plus des salles de classe, un dortoir et une cantine. Le soin avait aussi été pris d’adapter l’uniforme des élèves au dispositif climatique.

 

Après la visite de cette école, nous partîmes à la rencontre du Ministre des Affaires Religieuses du Mali, un véritable leader d’opinion, élu[17], un homme charismatique au langage noble et à l’influente éloquence. De plus, en discutant avec lui nous comprimes qu’il avait finement étudié la position de la Turquie dans les pays en voie de développement. Au cours de notre conversation, il nous fit cette confidence : « Pour nous, la Turquie est au Moyen-Orient, ce que la Chine est à l’Asie de l’Est : une étoile étincelante. La force économique, politique et sociale de la Turquie revêt pour nous une importance majeure. De la même façon que nous vous avons suivi dans le passé, nous voulons suivre vos pas aujourd’hui. »  Avant de nous interpeller en arabe : « Li madha ta’ahhartum ? » (« Pourquoi avez-vous tardé ? »).

 

Après ce discours mêlé d’amour et de reproches, ce fut à nous d’évoquer les ressemblances et les liens forts qui unissaient la Turquie et le Mali, deux peuples musulmans aux caractéristiques communes dont l’histoire fut marquée par les pèlerinages à La Mecque et les cadeaux offerts aux deux cités saintes de l’Islam[18].

 

Après cette rencontre, nous voulions retrouver Hafiz Mustapha, un maître paralysé de ses deux jambes qui enseignait l’apprentissage du Coran à plus de cinquante élèves, la moitié étant des orphelins qui y avaient trouvé abri. La persévérance dont fit preuve le maître Mustapha pour éduquer dignement ces enfants est essentielle. En guise d’école, un bâtiment de trois pièces comprenait une classe, un dortoir et un espace à la fois de récréation et d’hygiène. Malgré ces conditions précaires, les élèves mémorisaient le Saint Coran et apprenaient les fondements de la vie islamique et de la vie quotidienne. En Turquie, il aurait fallu remonter 60 ans en arrière pour trouver une telle situation.

 

Le Mali est peuplé de 95% de musulmans. Ses réserves en ressources minérales, l’or en particulier, font de lui un pays très riche. Cependant, au sein même de la capitale, les canalisations ressortent dans les rues et s’y déversent quotidiennement. Après une visite à Istanbul, le nouveau maire de la ville avait affirmé qu’il voulait changer le visage de Bamako et qu’il était prêt à faire beaucoup d’efforts à cette fin. La réalisation de ces promesses fut en effet visible dans plusieurs avenues. Mais un tel travail requerrait sûrement plusieurs années, et ce quel que puisse être le maire en place.

 

Au Mali, le soufisme est actif et vivant comme au Burkina Faso. La tarîqat Tidjaniyya y est présente et d’ailleurs, parmi les personnes qui souhaitaient nous rencontrer se trouvait un Cheikh Tidjani, chef d’une fédération qui comprend plus d’une centaine d’organisations de jeunes. À l’heure actuelle, l’attente la plus importante envers la Turquie concerne le sacrifice de l’Aïd.

 

Un des plus grands désirs des savants et leaders d’opinion qui vivent dans la région est de visiter Istanbul et la Turquie. Ils veulent fouler la terre de ce peuple qui a été l’étendard du monde musulman pendant 600 ans.

En 2007, lors de la rencontre des leaders religieux africains organisée par le Ministère des Affaires Religieuses de Turquie, le représentant du Sénégal nous dit à peu près ceci : « Où êtes-vous depuis 80 ans ? Après nous avoir laissé aux mains de l’Occident sauvage, où êtes-vous partis ? C’est ma première venue à Istanbul. Pourquoi est-ce ma première visite d’Istanbul ? Est-ce que je ne devais pas venir avant ? »

 

Dans la nuit du lundi au mardi, nous rentrâmes à Istanbul via Casablanca, concluant ainsi notre visite de sept jours qui avait constitué pour nous une véritable porte vers un nouveau monde. Nous remercions Allah d’avoir pu voir de nos propres yeux ce que nous avions seulement entendu et de vivre ce que nous n’avions auparavant qu’entrevu. Cependant, il en ressort qu’un nombre important d’actions et de services reste à réaliser là-bas. L’Afrique attend de la Turquie de futurs projets et de futurs volontaires, prêts à travailler avec eux.

 

La main tendue ne reste jamais dans le vide, mais reçoit une réponse sincère, chaude et cordiale.

[1]                                               Moment béni de la Révélation du Coran, et du Messager Muhammad (saws).

[2]                                               Compagnon de la première heure du Prophète (saws), ancien esclave éthiopien qui fut affranchi par Abou Bakr as Siddik (r.a.a.). Bilal fut le premier muezzin de l’Islam.

[3]                                               Titre donné aux souverains d’Éthiopie. Il désigne ici le souverain chrétien qui accueillit ces premiers musulmans fuyant les persécutions de la Mecque pour venir trouver refuge en Éthiopie lors des premières années de la Révélation. Le continent africain fut ainsi la deuxième terre d’accueil des musulmans, avant même Médine.

[4]                                             Imam-Hatip est le titre donné en Turquie aux lycées délivrant un enseignement religieux en plus de l’enseignement profane. La suite du passage explique pourquoi l’auteur a repris ce terme dans son article.

[5]                                             Un juz est un chapitre du Saint Coran comprenant 20 feuilles.

[6]                                             Le tajweed désigne quant à lui les règles de lecture du Livre sacré.

[7]                                               Litanies rappelant Allah – Le dhikr est appelé communément Rappel d’Allah.

[8]                                               Prières adressées au Prophète (saws).

[9]                                             Louanges adressées au Prophète (saws) écrites par le poète Kâab bin Zouhayr (r.a.a.) qui, après avoir lu au Messager d’Allah (saws) le poème à son intention, s’est vu offrir son manteau par le Prophète. À partir de ce fait, le poème initialement intitulé Banat Souad (le Bien-aimé s’est éloigné) fut appelé Qasida el Burda (le Poème du Manteau).

[10]                                             7ème Sultan de l’Empire ottoman qui conquit Constantinople à 21 ans en 1453.

[11]                                             Le Prophète (saws) a dit à son sujet dans un hadith authentique : « Constantinople sera conquise. Béni soit le commandant qui la conquerra et bénies soient ses troupes !» (Rapporté par Ahmad dans son Mousnad).

[12]                              34e Sultan de l’Empire ottoman.

[13]                                         En 1901, Théodore Hertz, le fondateur du sionisme (Mouvement dont l’objet fut la constitution en Palestine d’un État juif- définition Larousse) proposa au Sultan Abdülhamid II de lui concéder la Palestine en retour du paiement de toute la dette extérieure de l’Empire ottoman (qui était ruiné depuis plusieurs décennies). Voici la réponse donnée par le Sultan : « Dr Herzl, ne prenez pas de mesures décisives dans cette affaire, car je ne peux pas sacrifier un seul pouce de la terre de Palestine, elle ne m’appartient pas à moi mais à la nation musulmane. Mon peuple l’a conquise et l’a irriguée de son sang. Les Juifs peuvent garder leurs millions. Si un jour l’État musulman est démembré, alors vous pourrez avoir la Palestine pour rien, mais tant que je vivrai, je préférerais être coupé en morceaux plutôt que de voir la Palestine détachée de l’État musulman. Je ne peux pas accepter cette dissection de nos corps encore vivants ».»  (Theodore Hertzl, the Diary of Theodore Hertzl, Vol I, Page 378-379).

[14]                              Cheikh de la voie soufie (tarîqat) Tidjaniyya, voie de l’Islam sunnite, très répandue en Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest qui tire son nom de son fondateur Sîdî Ahmad al-Tidjani (1737-1815).

[15]                    Traduction du terme arabe – ‘arif – qui désigne en général un savant pieux, qui en plus de sa connaissance de la science exotérique (extérieure – zâhir) de la religion, a reçu une connaissance ésotérique (intérieure – bâtin). Le terme ‘arif est parfois traduit par le mot gnostique.

[16]                                             Traduction de l’arabe achr qui est un chapitre ou passage de 10 versets du Coran.

[17]                             L’article a été écrit avant les évènements du Nord Mali de 2012 et 2013.

[18]                             Le nom arabe « Harameyn » signifie les deux cités saintes et désigne La Mecque et Médine.P

 

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