Les musulmans aux différentes étapes de la révolution du savoir  

Mar 13, 2019 par

Dr Harun OGMUS

Si nous observons l’histoire du monde, nous pouvons remarquer que le savoir a subi trois étapes révolutionnaires. La première de ces étapes est la découverte de l’écriture, la deuxième est la confection du papier et la troisième l’invention de l’imprimerie. Voire même avec la difficulté de déterminer exactement dans quel sens un progrès se manifeste, nous pouvons ajouter également l’utilisation de l’Internet comme quatrième étape aux trois précédemment citées.

Les spécialistes ont montré que les plus anciennes traces d’écriture ont été découvertes aux environs de 4000 av J.-C, un fait remontant au temps des Sumériens qui vivaient dans l’Iraq actuel. Mais les tablettes qui constituaient le matériau d’écriture de l’époque n’étaient guère pratiques. Même si en Egypte des papyrus furent également utilisés en qualité de matériau d’écriture, cela ne fut pas suffisant pour l’expansion du savoir.

Même si le papier a été utilisé pour la première fois par les Chinois, c’est avec les musulmans qu’il a connu son expansion. Lors d’une campagne qu’ils avaient menée contre les Chinois en l’an 132 de l’Hégire, les musulmans avaient amené les captifs à Samarkand et pour la première fois y ont commencé la production du papier. Par la suite l’utilisation du papier a connu une expansion rapide et plusieurs variétés de papier virent le jour. Les personnes qui ont constitué le levier de ces productions sont proportionnellement citées. Par exemple Waraq al-Jafari par rapport au vizir Barmaki,  Waraq ibn Suleyman par rapport au gouverneur Suleyman sous Harun al-Rachid.

Avec le temps, des centres tels que Samarkand, Bagdad, Dimashck, le Yémen, Trablus, Hama et des régions tels que le Maghreb et l’Andalousie devinrent des centres de production du papier. L’expansion de la production de papier et de son utilisation a ainsi assuré le développement du métier d’imprimeur. À côté de l’achat-vente du livre, ce métier prodigieux, nommé « warak », envisagea aussi des services tels que la duplication des lignes et de la réparation manuelle des cahiers. Les « warak » représentaient en un mot toutes les personnes liées aux métiers de l’imprimerie : imprimeurs, bouquinistes, relieurs et bibliothécaires. Cependant toutes ces personnes n’exerçaient pas ces professions pour des raisons uniquement commerciales. Parmi elles se trouvaient aussi des savants et des individus fortement passionnés par leurs travaux tels qu’Ibnu’n-Nedîm, l’homme qui nous a légué un ouvrage comme « al-Fihrist » relatif à l’histoire de la science, ainsi que l’encyclopédiste Yakout al-Hanawi. Tous deux furent des « warak »[1].

Cette expansion grandissante du papier a permis le transfert du savoir de génération en génération ainsi que l’installation d’un type d’établissement nommé « dar al-hikma »  (maison de la sagesse). Le halifat d’Abbâsî (le califat abbasside ?) rapporta de Memun (al-Ma’mun ?), d’Istanbul, d’Anatolie et de Chypre des livres écrits en grec qu’il fit traduire en langue arabe[2].

Au milieu du troisième siècle après l’Hégire, en raison de la perte de la véritable fonction du califat abbasside réduit à sa seule existence symbolique, un grand nombre d’États islamiques indépendants furent créés et la plupart de leurs dirigeants mirent en place des bibliothèques et des « maisons de la sagesse » dans la mesure de leurs moyens. En dehors de Bagdad les plus célèbres centres se trouvaient à Qurtuba, au Caire et à Samarkand.

Afin d’enrichir la bibliothèque créée à Qurtuba (Cordoue en Espagne)) au 4ème siècle de l’Hégire, Hakam II, calife d’Andalousie en concurrence avec le pouvoir abbaside à Bagdad et fatimide du Caire avait placé dans des centres comme Le Caire, Damas, Bagdad et Alexandrie de simples fonctionnaires chargés de recopier les livres et de les lui envoyer ensuite. Par ce moyen, selon l’historiographie classique, il constitua une immense bibliothèque qui comprenait pas moins de 400 000 volumes[3].

Si toutefois l’on faisait une comparaison avec le Grand Centre de Recherches Islamiques (ISAM) en Turquie constamment sollicité et disposant d’environ 250 000 volumes, compte tenu des conditions de l’époque, il ressort nettement que la bibliothèque de Qurtuba fût assez riche. Cependant, si l’on se rappelle qu’à l’époque le calife Hakam II concurrençait Bagdad et que l’Andalousie ne disposait pas d’un centre islamique, c’est pour ce motif essentiel qu’il avait enrichi sa bibliothèque de livres venant d’Orient. Il ressort par conséquent qu’il existait à cette époque dans le monde musulman des bibliothèques beaucoup plus riches que celle de Qurtuba.

Après la chute du califat d’Andalousie au 6ème siècle de l’Hégire, il ressort que le service au livre entrepris par Abû Yâ’qub Yusuf, l’un des califes de la dynastie des Almohades  qui contrôlait le Maghreb et l’Andalousie, fut aussi remarquable que celui de Hakam II[4].

Quant aux Mérinides qui succédèrent aux Almohades, afin de soutenir le petit État de Beni Ahmer qui symbolisait à l’époque l’existence de l’islam en Andalousie et relativement à l’accord qu’ils prirent avec les rois chrétiens concernant la « remise des livres ayant été accaparés aux musulmans » lors de la bataille d’Espagne,  ils figurent en bonne place dans les anecdotes importantes que l’on on doit se rappeler en matière d’histoire de science islamique[5].

Le résumé que nous avons énoncé jusqu’à présent constitue une bonne possibilité que les musulmans ont apportée au cours de la seconde étape de la révolution du savoir. Seulement il est nécessaire d’indiquer également que la destruction par le feu de nombreux ouvrages consécutivement aux conflits idéologiques fait que nos observations peuvent s’avérer parfois hésitantes. Naturellement, la terrible destruction de l’héritage culturel du mutazilisme, liée à ces tristes événements, en est l’exemple le plus manifeste.

Les adeptes du mutazilisme qui imposèrent la notion de « Coran créé » se trouvèrent privé du soutien de l’État sous le règne al-Mutawakkil (environ trois siècles après l’Hégire). Ils eurent alors recours à la violence et en même temps ils furent à l’origine de la disparition de la plupart de leurs écrits.

Des livres de philosophie et des philosophes eux-mêmes subirent la plus grande persécution de tout le monde islamique. Ämidî, Ibn Bajja (Avempace) et Ibn Rushd (Averroès) peuvent être cités à titre d’exemple parmi ces philosophes persécutés. Afin de calmer le peuple fanatique, certains ouvrages issus de la bibliothèque de Hakam II furent expressément brûlés à cette cause.

En raison d’une séparation prétextée par le fait que l’Andalousie ne serait pas protégée des chrétiens relativement à la mise à terme des émirats, le fameux « ihya’ ‘ulûm ad-dîn » de l’Imam Ghazalî, source d’avis juridiques (fâtâwâ) pour le sultan Youssef Ibn Tachfin, fut brûlé suite à une fatwa émise sous le règne d’‘Ali, fils de Youssef (début du 6ème siècle de l’Hégire).

S’agissant de l’incident le plus frappant en matière d’incendie de livres dans notre histoire, on peut citer la destruction de livres de fiqh (jurisprudence islamique) entreprise par le calife almohade Ya’qûb al-Mansûr qui, voulant dominer la secte de la religion en Andalousie et au Maghreb, désira refonder la foi religieuse uniquement sur le Coran et le Hadith avec le but affiché de mettre fin à la conception de fiqh fondée sur l’analogie. Al-Marrakushî affirme qu’il a vu de ses propres yeux des milliers d’ouvrages brûlés à Marakkech (fin du 5ème siècle de l’Hégire).

Malgré ces exemples pathétiques, les efforts des musulmans en matière de bibliothèques et de livres ont donc assuré de grands avantages au développement de la science et de la pensée dans le monde. Il est dommage néanmoins que l’énorme acquis qu’ont apporté ces efforts restèrent exposés à la barbarie des Mongols envahissant le monde islamique du Turkestan jusqu’en Anatolie et des atrocités commises par les Espagnols quand en Andalousie l’islam avait perdu son contrôle il y a deux cent cinquante ans de cela.

S’agissant de l’imprimerie – troisième étape de la révolution – tout comme les calligraphes qui restèrent sans travail à l’émergence de l’imprimerie et sans se donner aux prétextes cupides, nous devons avouer dès à présent notre détermination à demeurer en tant que musulmans dans la catégorie où nous nous trouvons.  Tandis que l’utilisation de l’imprimerie débuta en Europe au 15ème siècle de l’ère chrétienne, elle ne fit son apparition chez nous que trois siècles plus tard, au début des années 1700. Pour cette même raison, en prenant les mesures nécessaires susceptibles d’empêcher les aspects nocifs de l’Internet, cet outil apportant au savoir sa quatrième étape de révolution, nous ne devons pas rester en arrière comme cela fut le cas dans le domaine de l’imprimerie.

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