Le courage et la génération en Islam: Réflexions autour de la notion de FUTUWWAH

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr. Hasan Kâmil Yılmaz

La vie ici-bas est faite d’épreuves et de joies, de victoires et de revers. À côté de la difficulté se trouve la facilité, derrière l’abondance se trouve l’indigence. En d’autres termes, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il en est ainsi, car ce monde est le réceptacle de la Beauté (Jamâl) et de la Majesté (Jalâl) d’Allah, c’est-à-dire de Sa Bienveillance et de Son Courroux. Toute chose n’existe que par son contraire. C’est en comparant les opposés que les êtres humains parviennent à connaître et à décrire les choses[1].

Ainsi, Allah – Celui qui rassemble les contraires (al-jami’at ul-azdâd) – se fait aussi bien connaître par Ses attributs de Beauté (le bien, la beauté, le jour, la foi, l’abondance, le paradis…) que par Ses attributs de Majesté (le mal, la laideur, la nuit, la mécréance, l’indigence, l’enfer…). Cependant, telle que l’harmonie entre la nuit et le jour, Beauté et Majesté constituent les deux faces d’une même pièce.

Ainsi donc, les attributs de Beauté et de Majesté se succèdent partout à chaque instant, que ce soit au sein de notre vie personnelle, de notre vie sociale ou économique. L’important est d’être conscient que la Beauté contient en son intérieur une part de Majesté et que la Majesté contient en son intérieur une part de Beauté.

Certains disent que le véritable soufi est « celui qui sait voir dans le mal, le bien ». En d’autres termes, c’est celui qui tire les leçons de chaque difficulté et voit en elle un enseignement spirituel, un signe à méditer, une source de purification.

L’homme est un animal social qui ressent le besoin de partager ses sentiments et ses pensées avec les autres. Une expression turque formule à cet égard : « Partager son bonheur honore tandis que partager ses soucis rabaisse. »

Allah le Très-Haut fait succéder les jours de détresse aux jours d’abondance. Les années de pauvreté suivent les années de fortune et vice-versa. L’homme doit se tenir prêt à chaque situation.

Il doit aussi être près de celui qui chute et l’aider à se relever. La solidarité manifestée par les Compagnons lors de l’émigration de la Mecque à Médine en est le parfait exemple. Le Qur’an place en haute estime les Ansârs (terme provenant de la racine « isâr »), ces Médinois qui ont partagé leur maison, leurs biens et leurs activités avec les réfugiés mecquois qui avaient tout abandonné au nom de la foi.

« Il [appartient également] à ceux qui, avant eux, se sont installés dans le pays et dans la foi, qui aiment ceux qui émigrent vers eux, et ne ressentent dans leurs cœurs aucune envie pour ce que [ces immigrés] ont reçu, et qui [les] préfèrent à eux-mêmes, même s’il y a pénurie chez eux. Quiconque se prémunit contre sa propre avarice, ceux-là sont ceux qui réussissent[2]. »

Le terme « isâr » évoque le fait de préférer autrui à soi-même malgré le besoin. C’est une vertu élevée qu’Allah le très-Haut offre à tous ceux qui Le désirent, qui sont absorbés par le rappel de l’au-delà.

Le fait de préférer autrui à soi-même – malgré l’envie ou le besoin – se retrouve dans le verset suivant :

« … et offrent la nourriture, malgré son amour, au pauvre, à l’orphelin et au prisonnier ; (disant) : « C’est pour le visage d’Allah que nous vous nourrissons : nous ne voulons de vous ni récompense ni gratitude ; Nous redoutons, de notre Seigneur, un jour terrible et catastrophique »[3]. »

Il y a parmi nous des hommes et des femmes qui aiment donner à manger aux autres sans penser à eux-mêmes, d’autres qui pensent à la fois aux autres et à eux-mêmes. Ces deux types de personne sont très nobles, bien que le premier dénote d’un statut plus élevé.

Dans les sociétés musulmanes, les notions de générosité, de courage, d’honneur et de sacrifice sont toutes rattachées à l’idée de jeunesse. Ainsi le terme arabe فتوة (futuwwah) regroupe toutes ces acceptions au sein d’un seul et même terme. La langue turque a directement repris cette compréhension à travers le terme de « fütüvvet ». Enfin la langue farsi propose elle aussi ce bouquet de sens à travers le terme de « civanmert » (terme qui est lui aussi repris en langue turque).

Il est commun de concevoir la jeunesse comme l’âge de l’entraide et du sacrifice. En vieillissant, l’homme a de plus en plus de mal à se distancer de son amour des biens et du bas monde. Un proverbe turc résume avec humour cette tendance : « L’homme est idéaliste jusqu’à l’âge de vingt ans, social et généreux jusqu’à trente ans, réaliste jusqu’à quarante ans, fervent capitaliste après quarante ans. » Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’une vérité absolue. Néanmoins, l’homme connaît à chaque âge un rapport différent avec ce bas monde. Par conséquent, il est important de prendre en considération cette tendance dans notre éducation.

Notre Prophète (pbsl) nous confie à ce propos : « Le cœur de l’homme âgé demeure jeune vis-à-vis de deux choses : l’amour du bas-monde et les attentes à long terme[4]. »

La notion de « futuwwah » n’est pas dépourvue de mise en pratique. En islam, les Compagnons (ra) du Prophète (pbsl) l’ont incarné tout au long de leur vie. Quel musulman ou musulmane n’a jamais entendu parler de la magnanimité du saint Calife ‘Ali ou de la générosité du saint Calife Abû Bakr ?

Ainsi, en arabe classique, le terme « fatâ » (jeune ; فتى) renvoie à la notion « d’être humain véritable », à savoir celui ou à celle qui présente les vertus d’accueil, de générosité et de courage.

D’ailleurs, le terme « fatâ » se retrouve plusieurs fois dans le Qur’an (cf. an-Nisâ’ 4/25, Yûsuf 12/30, 36/62, al-Kahf 17/13, 60, 62) et est souvent rattaché à des situations quotidiennes concrètes.

Ainsi, en plus de constituer une vertu morale individuelle, le concept de « futuwwah » a aussi participé dans la civilisation islamique à la fondation d’entraides sociales. De nombreux ouvrages ont été rédigés à ce sujet.

L’imam Ali (qu’Allah l’agrée) dit ainsi : « Futuwwah va de pair avec cinq choses :

–Se montrer humble malgré la richesse,

–Pardonner malgré le pouvoir de punir,

–Donner malgré la pauvreté,

–Donner sans attendre de retour,

–Donner de bons conseils à tous.

Jafar as-Sadiq رَحْمَتَ الله عَلَيْهِ dit aussi à ce sujet : « Futuwwah, c’est de partager nos biens avec les autres, et de remercier le divin lorsque l’on se trouve dans le besoin. »

Fudayl bin Iyad رَحْمَتَ الله عَلَيْهِ remarque quant à lui : « Futuwwah, c’est de ne pas tenir compte de la faute d’un ami.’

Sulamî رَحْمَتَ الله عَلَيْهِ est le premier savant musulman à avoir consacré un livre à la notion de « futuwwah ». Voici comment il la décrit : « Futuwwah s’oppose à la passion ou à l’attachement aux choses. C’est plutôt un repas partagé, un cadeau offert, un sourire, de la modestie. C’est le fait de fuir le mal qu’on pourrait faire aux autres. »

À travers toutes ces acceptions, nous comprenons que la notion de « futuwwah » renvoie à une empathie profonde : Se sacrifier soi-même, par amour pour autrui.

Le célèbre maître soufi de Bagdad, Muhasibi   قدس سرّه, décrit la notion de Futuwwah de la façon suivante : « Être épris de justice et de compassion pour les autres sans attendre la même attention de leur part ; pardonner autrui sans être dans l’attente du sien ; donner sans prendre aux autres. »

Chibli قدس سرّه ajoute : Futuwwah c’est « le don au nom de l’amour (mahabba), la douceur en guise d’adversité, le partage comme remède à la misère. »

Junayd al-Baghdâdî قدس سرّه souligne quant à lui : « Futuwwah, c’est la réponse aux difficultés, c’est faire le choix de donner, c’est de ne jamais se plaindre, c’est de donner à quiconque le demande – qu’il soit pauvre ou riche – c’est de s’éloigner de l’interdit (haram). »

Le célèbre soufi dit encore : « Futuwwah, c’est de faire cesser l’oppression et la peine, de ne rien attendre d’autrui, d’abandonner la plainte. »

Abû Bakr Râzı قدس سرّه définit la notion de Futuwwah comme « le don à autrui malgré le souci et la pauvreté. »

Futuwwah, c’est donc venir en aide à autrui, à tout moment, avec ses propres moyens.

C’est parce qu’il met l’accent sur l’importance de la solidarité que le terme de « Futuwwah » a été repris au cours de l’histoire pour designer des sociétés de compagnonnage artisan (« Ahl al-futuwwah » : le gens de la Futuwwah). Ainsi, la générosité collective entre les membres de telles sociétés permettait à chacun de se prémunir contre les aléas de la vie professionnelle ou bien contre des politiques négatives entreprises par l’État. Ces organisations facilitaient ainsi l’apprentissage d’un métier aux jeunes, l’ouverture d’une fabrique, l’obtention de gains licites (halal).

Bien que les « gens de la Futuwwah » fussent reconnus pour aimer le gain, ce dernier était conçu comme un moyen de partage avec le peuple et les personnes dans le besoin, et non comme un outil d’accumulation personnelle de richesses.

À l’époque du Calife abbasside An Nasir (1180-1225)   رَحْمَتَ الله عَلَيْهِ, un grand nombre des sociétés de Futuwwah qui étaient enregistrées à la capitale abbasside (Baghdad) furent envoyées en Anatolie. Ils continuèrent leurs services d’entraide sous le nom de « fraternité » (« akhilik » en turc, du terme arabe « akhi » qui signifie « frère »).

Or, c’était une période très difficile que ce soit au niveau politique (instabilité politique et militaire des Seljouks et des Beyliks en Anatolie) qu’économique et sociale (réseaux commerciaux délaissés et pauvreté de la population anatolienne). Les « sociétés de fraternité » furent à ce moment précis de l’histoire d’une aide très précieuse. D’ailleurs, le célèbre voyageur arabe Ibn Battûta, qui traversa l’Anatolie justement à cette époque, décrivit ainsi les sociétés de Futuwwat : « Le cheikh à la tête de la société fit construire la loge et l’équipa de tapis, kilims, bougies et de tout ce dont un tel établissement a besoin. Les frères (« ikhwan » ; membres de la société) travaillent toute la journée afin de gagner leur vie. Après la prière de ‘asr, ils donnent tout ce qu’ils ont récolté au cheikh, qui peut payer à son tour tous les frais de l’établissement et la nourriture nécessaire au bien-être de ses habitants. Si un voyageur est de passage, tous ces frais sont pris en charge par la société[5]. »

Ibn Battûta voyagea en Anatolie centrale et orientale, sur les côtes de la Mer Noire, de la Mer Egée et de la Mer Marmara. Dans chaque ville qu’il traversa, il rencontra des loges confrériques de compagnonnage « fraternelle », dans lesquelles il séjourna. Cela lui permit de les connaitre de près. Il fut frappé par la générosité sans pareille de ces « ikhwan » : « On retrouve les « frères » (ikhwan) dans à peu près toutes les régions où se sont installés les Turkmènes. Ces sociétés n’ont pas d’équivalent. Elles protègent les voyageurs, les accueillent, prennent en charge leurs besoins, protègent le peuple contre la tyrannie et les préviennent des hors-la-loi et des bandits[6]. »

Les principes, ainsi que les activités des confréries de compagnonnage « Ahilik » ou « Ikhwan » ont été décrites dans plusieurs ouvrages du XIIe au XVe siècle, notamment en langue turque. L’un des livres les plus connus à ce sujet reste le Fütüvvetname de Burgazi (XIIIe siècle). Il y décrit des loges dont la porte, le coeur et la table restent toujours ouvertes et des loges dont les membres font preuve d’une grande piété.

Un « frère » ne devait pas avoir plus de dix-huit dirhams comme bien. Tout gain qui dépassait cette somme était immédiatement redistribué aux pauvres. Dix-huit dirhams représentaient la somme journalière suffisante à chacun pour vivre. Ce n’était en aucun cas un capital. C’est tout juste l’équivalent de cinq ou dix euros.

En conclusion, nous avons beaucoup de leçons à tirer des expériences des sociétés de compagnonnage, surtout en cette période de crise économique, où chômage et pauvreté parsèment notre quotidien. Aujourd’hui, alors que chaque famille connaît au moins un chômeur, une personne en difficulté et voit son budget de plus en plus compressé, nous avons grand besoin de la grandeur d’esprit, de la générosité et du courage issus des « sociétés de Futuwwah ». Au lieu de laisser chacun seul face à sa douleur et son stress, pourquoi ne pas partager notre peine et ainsi diminuer la charge de chacun ? La crise affecte les riches comme les pauvres, il est temps de ne plus se renfermer sur soi-même, mais de s’ouvrir aux autres. Notre époque doit être celle du partage !

[1] Le chaud n’est chaud que par comparaison au froid, de même la paix n’existe que par comparaison à la guerre, l’été par comparaison à l’hiver, la saison de pluie par comparaison à la saison sèche etc. NdT.

[2] Sourate al-Hashr (l’Exode), verset 9.

[3] Sourate al-Insân (l’homme), versets 8-10.

[4] Hadith sahih, cité par Al-Bukharî.

[5] Ibn Battûta, Seyahatname, p. 313.

[6] Ibid., p. 312.

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