Le conflit chiisme-sunnisme

Mar 13, 2019 par

Pr. Dr. Hayreddin Karaman

 

En partant des évolutions récentes en Iraq et au Liban, le tableau de l’actualité montre que le conflit chiisme-sunnisme prend de jour en jour de l’ampleur dans le monde islamique. Tout comme en Iraq, en plus des mutuelles manifestations incroyablement violentes que l’on observe chez des personnalités politico-religieuses des deux bords, nous sommes témoins de déclarations qui enveniment davantage la douloureuse situation déjà existante.

Comme nous le voyons, ces amples agitations conflictuelles au sein du monde islamique sont une réalité très prégnante. Néanmoins, dans une période où le besoin d’une conscience islamique universelle est nécessaire, cela va-t-il dans le bon sens ?

Tout d’abord, il est important de faire un recul historique quant à la source de ce conflit. Nous verrons à partir de là que quand le problème est pris uniquement sous l’angle des principes et efforts religieux, il est possible de trouver une solution à ce conflit sans avoir recours à des feuilletons littéraires, donnant ainsi la possibilité d’instaurer des relations fraternelles entre les deux factions. Pour ce faire, d’importantes mesures ont été prises au cours des périodes récentes :

La notion d’imamat forme le noyau du conflit chiite-sunnite sous couvert de religion alors qu’au début le problème était politique. Théoriquement, ce problème laisse croire qu’il est impossible aux Chiites de s’entendre et de s’unir avec les Sunnites alors qu’en pratique, sous le rapport de la notion d’imamat, je suis persuadé que le facteur religieux ne constitue pas un obstacle important pour se rapprocher. Cette conviction se fonde sur deux faits : la personnalité des Imams et leur nombre très limité.

En d’autres termes, le fait que la Charia (Loi islamique) ait cessé en pratique d’être la source de référence en matière d’imamat subséquemment à la période dite de l’égarement.

Depuis le premier Imam, ‘Alî, jusqu’au douzième, al-Mahdi, tous les Imams ont été honorés, respectés et profondément aimés des Sunnites, qu’ils fussent savants, vertueux ou pieux. Ces Imams ont pris place parmi les grands personnages de l’islam. Parmi eux se trouve Jafarî, le savant de la jurisprudence islamique (fiqh) et son maître Ja’far as-Sâdiq qui prirent place tous deux dans la chaîne complète des târiqat sunnites et parmi les maîtres des différentes factions sunnites. Les expressions et principes authentiques qui taxent ces Imams de Chiites par la Sunna et de Sunnites par l’ijtihad ne sont pas incompatibles avec les sources essentielles de l’islam ; bien au contraire, ces expressions et principes sont à même de former un pont solide pouvant lier les deux parties.

À partir de la seconde moitié du troisième siècle de l’Hégire, aucun Imam n’a vu le jour. Depuis cette période, la branche ahbarî du Jafarisme[1] mit en avant que les principes religieux devaient être uniquement tirés de la Sunna (du prophète Muhammad) et qu’il n’y aurait pas d’autre source que celle-ci. Pour ce faire, les partisans de cette branche réagirent en conséquence. Quant à l’école utilisant la notion d’Usul al-Fiqh[2], elle fonda ses principes sur le Coran, la Sunna, le ra’y et l’urf. Ses partisans tirèrent les principes religieux de cette source par le biais de l’ijtihad. Dans le cas où les preuves manquaient dans cette source, ils faisaient appel aux pratiques liées aux principes d’application tels que l’istishâb (la présomption), la bara’a al-asliya (le désaveu) et l’ihtiya (la prudence). Bien que cela soit établi selon des conditions et des inscriptions définies, les savants chiites acceptent aussi les hadiths que les Sunnites ont rapportés. Le fait que la notion de ra’y soit une preuve digne de foi permet de penser qu’elle est pratiquement conforme aussi à la pratique sunnite, à condition qu’il y ait des preuves crédibles venant d’un Imam. La raison en est que selon les Sunnites, les Imams sont des moujahids et qu’il n’est pas question de parler de ra’y sur un principe que ces derniers auraient trouvé antagoniste. Les preuves irréfutables des Chiites du point de vue du résultat sont assez proches à la preuve afférente que certains moujahids sunnites ont adoptée. Dans l’application de la méthode sunnite et de la méthode chiite qui théoriquement apparaissent éloignées l’une de l’autre, il y a pourtant deux facteurs importants qui permettraient d’affirmer qu’elles sont bien proches l’une de l’autre :

Le conflit chiisme-sunnisme inscrit jusque là présente la plupart du temps une ressemblance avec les conflits existant au sein des groupes sunnites. Certains savants sunnites qui portent un regard objectif sur les factions ont reconnu le jafarisme comme faction islamique digne de foi par principe. La publication du 1er octobre 1958 du Cheikh Mahmoud Chaltout d’Al-Azhar stipulant par voie de fatwa la légitimité de la doctrine chiite ainsi que la création ultérieure d’une chaire de jurisprudence chiite dans le même établissement constituent deux évènements importants dépassant des initiatives individuelles[3].

Le zaïdisme[4], au regard de la proximité qu’il lie avec les méthodes traditionnelles d’al-usul et d’al-furu’, paraît plus fortuné que les autres factions islamiques car accepté comme une école de pensée (légitimée) dans le vrai sens du terme[5].

Jadis, comme aujourd’hui, il y a des personnes qui, par bonne ou mauvaise conscience, fournissent des efforts pour séparer les Chiites des Sunnites, et vice-versa, en exagérant les différences de croyance et de pratique. De même, il y a toujours des personnes qui tentent des rapprochements, voire des fusionnements, en insistant sur le terrain commun de la croyance et de la pratique, ce qui paraît être l’aspect le plus important et dominant. Surtout au sortir de la Première Guerre Mondiale, lorsque les pays majoritairement musulmans furent sous domination étrangère, les penseurs appartenant aux deux factions majeures de l’islam, recherchant des voies de sortie, parvinrent à un accord commun stipulant la mise en place d’une « Union Islamique ». Animé par la même ambition au XIXe siècle, les efforts fournis par un Jalaluddin al-Afghanî permirent de voir refleurir dans les années 1940 des initiatives telles que l’Union Islamique et rendirent possible un rapprochement entre les différentes factions de l’islam et de leurs partisans. Parmi ceux qui ont soutenu et qui se sont engagés à la mise en place de ce mouvement, on peut citer entre autres Mohammad Hossein Borujerdi,  qui résida à Qom (Iran), Mohammad Hussein Kashif al-Ghita, Sayyid Sharafuddin, Cheikh Selim et ses étudiants d’Al-Azhar, Hassan al-Banna, le leader des Frères Musulmans. Consécutivement à ces diverses émergences, la faction « Raârout- takrib Baynal » fut créée au Caire en 1947. Malheureusement,  comme ces efforts partaient en contradiction avec la politique internationale, ces derniers restèrent vains. Le symposium organisé par la Fondation des Recherches Islamiques il y a dix ans de cela a servi d’inspiration pour le redémarrage des travaux de bonne intention. Dans les déclarations finales publiées à l’issue de ce symposium, il y eut des déclarations qui entrèrent dans l’histoire. L’une d’entre elles stipulait que « la différence entre Chiites et Sunnites ne réside pas sur les sujets principaux de la croyance, mais sur des principes sectaires. Par conséquent, ceci laisse à penser que les deux factions majoritaires partagent la même religion et ne diffèrent seulement que sur le fondement sectaire ; cette réalité n’étant en aucun cas un obstacle à leur union fraternelle ».

La guerre Iran-Iraq, les évènements de La Mecque, l’occupation de l’Iraq par les U.S.A et l’attaque israélienne sur le Liban constituent autant de faisceaux d’événements qui ont occasionné de nouvelles politiques déroutant l’Union Islamique et le processus de rapprochement entre factions religieuses. La poursuite de ces efforts et de ces mouvements salutaires longtemps entamés par les musulmans et surtout par les savants (guide du peuple), en dépit de ces évolutions antagonistes à l’encontre des musulmans et de l’islam en général, au regard des intérêts prédominants des musulmans et de l’islam, est sans aucun doute indispensable ; l’affinité entre ‘usul et fiqh qui existe entre les factions religieuses constitue également une bonne base confortable à ce mouvement.

Pour vous le conflit chiisme-sunnisme est-il artificiel ? Est-ce un jeu pour ceux qui veulent bénéficier d’intérêts politiques en favorisant ce conflit ?

Nous avons évoqué plus haut la partie récente du conflit. Je ne pense pas que l’attitude vis-à-vis du Hezbollah, à travers le conflit actuel en Iraq, soit simplement artificielle et politique. Sur ce point, la différence sectaire est exagérée. De plus, afin de parvenir à leurs idéaux politiques, les partisans confrontent les musulmans entre eux et les divisent (en exagérant leurs différences  et en agitant réciproquement les groupes). Concernant toujours le conflit qui a opposé l’Iran et l’Iraq, la dernière révolte du Hezbollah qui suscita des analyses négatives dans certains milieux sunnites n’avait pas la religion et le groupe à la base ; c’était purement politique, disons des manipulations politiques internes et externes.

S’il s’agit d’un jeu comme vous venez de l’expliquer, quelles démarches adopter auprès du peuple et de l’administration pour reconstruire la conscience de l’oumma musulmane ?

La première chose à dire et à faire, c’est que les leaders engagés, les savants et intellectuels des deux parties, doivent se réunir tout comme ils l’ont fait dans une période récente et accepter le fait qu’ils sont des « frères en religion » et que ce fait précis ne nécessite ni rivalité ni différence sectaire. Les intéressés doivent aussi prendre conscience qu’il existe un complot contre l’oumma musulmane et, à ce titre, chaque faction est appelée à se ressaisir. Puis, dans la même lancée, tout le monde doit s’engager en faveur de la publication du contenu de cette déclaration à l’adresse de tous les individus. Si le peuple et ses guides le faisaient, les dirigeants n’auraient pas le courage d’exploiter la religion et permettre que les choses tournent mal ; ils chercheront plutôt les chemins d’équilibre et de résolution en fonction des règles liant les intérêts des différentes factions.

Le leader spirituel du Hezbollah, Mohammed Hussein Fadlallah (mort en 2010), a déclaré : 

La responsabilité islamique repose sur les épaules des savants et intellectuels musulmans chiites et sunnites. Le processus de rapprochement des deux factions doit les interpeller à agir dans tous les domaines liés à la protection de la communauté (musulmane), à ne pas contribuer à toute fragmentation et à ne pas ouvrir, à partir des différences d’interprétation du fiqh et du kalam, la porte à la destruction de l’union et à l’inhibition de la force. Le rôle qui leur est échu, c’est de travailler ensemble à la sauvegarde de l’unité intérieure face aux tentatives étrangères menées dans le but de paralyser l’oumma et de détruire les appels à la solidarité et l’avenir des générations. À ce propos, je tiens à dire à tout groupe, peu importe qu’il soit de nature religieuse ou politique, qui tente d’allumer le feu du sectarisme dans telle ou telle localité, que je le vois comme le groupe le plus infidèle aussi bien aujourd’hui que demain. Nous avions déjà eu l’occasion d’exprimer le fait que les divergences de fiqh (jurisprudence islamique) et d’opinions particulières, voire sectaires, représentent la conception de l’islam de tout un chacun. Je pense que cette base ne s’est pas fondée sur la séparation identitaire ou sectaire des musulmans, mais sur les divergences de fiqh sur les sujets politiques. L’accusation de trahison, l’apostasie, l’accusation d’égoïsme sous le rapport d’une telle rubrique des interdits les plus dangereux, constituent la plus grande perspective de trahison dévastatrice du mouvement à l’aune de notre propre réalité, existence, communauté et civilisation

Youssouf al-Qaradâwî a déclaré : « Les factions religieuses sont nos couleurs ».

Selon Youssouf al-Qaradâwî, savant élu dans le monde sunnite, un travail conséquent revient aux savants du monde musulman afin d’éviter le conflit sectaire. « Les factions religieuses son nos couleurs, dit-il, mais par l’intermédiaire de certains foyers de jeux externes, on essaie de confronter les frères entre eux. Pour l’amour de Dieu ! J’en appelle aux savants, utilisez l’autorité qui est la vôtre. »

Quant à cette période douloureuse, le constat de Youssouf al-Qaradâwî est sans appel : « Dieu a protégé le Coran et la Sunna. En d’autres termes, toutes les sources sont en notre possession. Nous sommes actuellement dans cet état rétrograde parce que tout simplement nous n’arrivons pas appris et compris suffisamment ces sources. Si nous voulons recouvrer notre force traditionnelle, nous devons vivre l’islam en nous rattachant de nouveau et solidement au fil conducteur de Dieu. »

Moqtada al-Sadr, savant chiite, a déclaré :

« Un Chiite ne peut nuire à un Sunnite, encore moins de le tuer. D’ailleurs, si un Chiite tue un Sunnite, il ne peut être considéré comme musulman (dans ce cas). Ceci est également valable pour les Sunnites. Aucun Sunnite ne peut nuire à un Chiite, encore moins de le tuer. Chiites et Sunnites ne peuvent que collaborer. »

‘Omar ad-Did, savant d’Al-Azhar, a déclaré 

« Personne n’a le droit de prétendre que l’une des factions de l’islam ou bien le Hezbollah se situe hors de l’islam. Car personne ne peut avoir le droit de retrancher de l’oumma islamique celui qui dit « la ilaha illallâh ».

[1] L’école juridique (madhab) chiite dite jafarite est une école d’interprétation fiqh du Coran d’inspiration chiite (contrairement aux grandes écoles d’obédience sunnite). Elle fut fondée par Ja’far as-Sâdiq (702 – 765), le sixième Imam chiite. C’est la première école de l’islam, appelée école jafarite ou école des ahlulbayt.

[2] Les fondements de la jurisprudence : ils se divisent traditionnellement en deux catégories : d’une part, les sources fondamentales que sont le Coran et la Sunna ; d’autre part, les sources dérivées, le qiyas, ou raisonnement analogique, et l’idjima, consensus des juristes qualifiés ou de la communauté (djama) sur un sujet donné.

[3] A. Shirâzî, Hembestegî-i mezâhib Islâmî, Téhéran, 1350/1971, s.108-112).

[4] Le zaydisme (de l’arabe الزيدية az-zaydiyya) est une branche du chiisme dont les adeptes reconnaissent Zayd comme cinquième et dernier Imam.

[5]  Voir à ce sujet Muhsin Emîn, A’yân, p. 107, 112; Âlü Kâşifi’l-ğıtâ, Aslu’ş-şî’a, p. 114 vd. Ebû Zehra, Ca’fer, p. 16, 256, 226; Zeyd, p. 506 vd.

 

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