La complémentarité entre le savoir et les actions selon les soufis

Mar 13, 2019 par

 

Prof. Dr. Suleyman Derin

 

La particularité fondamentale des Soufis, c’est l’importance capitale qu’ils accordent aux actions. Selon eux, le simple fait de connaitre s’avère insuffisant ; ainsi, faut-il nécessairement joindre au savoir la mise en pratique. En effet, le Saint Coran a assimilé aux ânes porteurs de livres, les savants parmi les fils d’Israël qui ne mettaient pas en pratique leur science[1]. De même, toute action accomplie sans science est à même de conduire l’homme à l’hérésie, à l’égarement évident. En la matière, ces paroles bénies de l’imam Mâlik furent la mesure adoptée par les Soufis :

“Quiconque se base sur les connaissances soufies en délaissant la théologie islamique s’adonne à la mécréance ; tout comme celui qui apprend la théologie en s’éloignant du soufisme et des autres sciences spirituelles s’oppose à la vraie croyance. Quant au serviteur qui s’intéresse à ces deux sciences, il sera du nombre des gens de la vérité. “

Ces nobles propos de l’imam Mâlik relèvent d’une grande importance pour les adeptes des voies spirituelles de nos jours car, certains soufis sous-estiment les sciences apparentes en les considérant comme arides et brutes. Il en va de paire pour certains théologiens littéralistes qui dénigrent les soufis et le soufisme qui est une voie de purification et d’éducation spirituelle ; ils considèrent que ceux qui mènent une vie de spiritualité mènent plutôt une vie de rêve.

Cette conception erronée que se font certains soufis au sujet de la science apparente les entraine vers l’hérésie, que Dieu nous en garde. En effet, de tels soufis dépourvus de savoir croiront aveuglement soit aux songes qu’ils font eux-mêmes ou soit à tout ce que leurs proches leur raconteront en thème de secret ou d’inspiration divine. Ils confondront le brin et la paille ; pire, avec l’évolution du temps, leurs croyances spirituelles transcenderont les barrières établies par le dogme islamique. Tout comme le guide spirituel qui avoue à ses disciples qu’il voit et sait tout cherchera à sauver sa peau au jour dernier, les soufis ignorants ne manqueront pas eux aussi, en thème de licéité et d’illicéité, d’admettre tout comme permis. Toujours dans le même ordre d’esprit, même au temps de l’imam Rabbâni, il a été observé parmi ses khalifes (représentants) certains qui commirent des actes injustes et contraires à la véritable croyance. L’imam Rabbâni fit cet avertissement à un disciple qui avait autorisé qu’on se prosternât devant lui, alors qu’il est formellement interdit de se prosterner devant une créature :

“Suite aux propos rapportés par des personnes dignes de confiance, je précise qu’il y a des disciples qui, comme s’il ne suffisait pas d’embrasser le lieu de certains khalifes parmi vous, se prosternent devant ceux-ci. Le mal de cet acte est plus flagrant que la lumière du soleil. Condamnez-les violemment et détournez-les de ceci. Il est d’une nécessité primordiale pour tous de s’éloigner de ce genre de pratique, et plus particulièrement, pour les devancés de la communauté. Se tenir aussi loin que possible de ces pratiques, constitue l’un des actes les plus fondamentaux. Car, les suiveurs ne manqueront pas de perpétrer ces actions et de sombrer dans la calamité. “

Cette mesure mentionnée ci-dessus évoque une situation qui compromet dangereusement, au degré le plus haut, la croyance du serviteur et qui est à même de ruiner ses actes d’adoration. Afin que le serviteur puisse établir l’ordre dansses actes d’adoration, il doit nécessairement apprendre les sentences religieuses à leur sujet. À propos, l’imam Rabbâni délivra ces mots :

“La connaissance des soufis émane de leurs états d’âme. Et quant aux états d’âme, ils sont le résultat de leurs pratiques religieuses. L’authenticité des états d’âme est corrélative à la mise en application juste et conforme des actes recommandés. La pratique conforme des offices religieux ne sera rendue possible qu’à travers leur maitrise parfaite et la connaissance de toutes leurs particularités par le serviteur. La bonne pratique de la foi nécessite aussi la bonne compréhension des sentences et des normes établies par la charia dans tous les domaines, particulièrement dans les rapports humains comme le mariage, le divorce et les activités commerciales.[2]

Selon l’imam, tout le monde peut bénéficier de cette science inspirée en s’adonnant à l’apprentissage ; qu’on soit soufi ou non, personne ne peut se passer de cette science. Tous ceux qui ne s’évertuent pas pour accéder à ce genre de savoir qu’on détient suite à l’apprentissage, ils ne pourront jamais bénéficier de la connaissance que Dieu Lui-même inspire à Ses serviteurs sans qu’ils ne l’aient apprise. C’est pour cette raison que l’imam Rabbâni recommande, en plus des écrits spirituels, la lecture aussi des œuvres traitant de la théologie dans les cercles d’enseignements soufis :

“Tout comme nous lisons les écrits spirituels lors de nos assemblées soufis, nous devons tout de même étudier les œuvres théologiques. Il y a bon nombre de livres théologiques rédigés dans la langue que nous parlons. “

En renchérissant sur ses propos, l’imam alla jusqu’à dire ceci : “Il n’y a aucun inconvénient même si les bouquins soufis ne sont pas étudiés dans nos assemblées spirituelles car, la science contenue en leur sein concerne les états d’âme spirituels qui ne peuvent être toujours bien définis par les mots et paroles. Par contre, il existe la probabilité d’un inconvénient dans la non-lecture des œuvres théologiques.[3]

Ces paroles de l’imam Rabbâni relèvent d’un intérêt particulier. En effet, selon lui, l’on ne saurait évoquer la notion du soufisme sans l’apprentissage des sciences apparentes. Toutefois, la dispensation de la science spirituelle ne se fait pas à partir des écrits mais plutôt des cœurs qui vivent cette spiritualité. C’est pour cette raison qu’il est très bénéfique d’être en compagnie des personnes qui pratiquent plus la spiritualité au-delà de son simple apprentissage;les enseignements véhiculés par ceux-ci sont encore plus vivants. Dans la même rédaction, l’imam déclare ainsi les erreurs que pourraient commettre les soufis ignorants:

“Les actes obligatoires et surérogatoires rapprochent le serviteur de son Seigneur. Accomplir un acte surérogatoire lors d’une circonstance qui exige un acte obligatoire n’est d’aucun mérite. L’accomplissement d’un acte obligatoire à son temps exigé est plus méritoire que l’accomplissement de mille actes surérogatoires en guise de compensation. Peu importe que ces actes surérogatoires soient de l’ordre de la prière, du jeûne, du zikr, de la méditation et autres. De même, l’accomplissement d’un acte facultatif ou l’observation d’une mesure de décence au moment de l’accomplissement d’un acte obligatoire rentre dans le même cadre.“

Il fut rapporté qu’un jour, amîru’l-mou’minîn le compagnon Oumar (r.a) accomplit la prière du matin en communauté. Après la prière, il regarda la foule. À cet instant, il ne put voir l’un de ses amis et demanda : “Un tel n’a-t-il pas assisté à la prière avec nous ? “ Les présents répondirent : “Il passe la majorité de ses nuits à veiller dans l’accomplissement d’actes surérogatoires. Sûrement, il est endormi à ce moment. “ Suite à cela, Oumar (r.a) dit alors : “Cela aurait été encore plus méritoire s’il avait passé toute la nuit à dormir et assisté à la prière en communauté. “

Il existe parmi les soufis, bon nombre de grandes figures qui accordèrent une importance capitale à la connaissance et sa mise en application. Nous avons eu, dans un passé proche, des rédacteurs de l’exégèse du Saint Coran tels İsmail HakkıBursewi et des grands savants dans chaque branche de la science comme İbrahim HakkıErzurumli qui furent tous des personnages exemplaires dont le titre de “Source d’exploit“ fut ajouté à leurs noms. İbn Adjiba, rédacteur de l’exégèse du Noble Coran réalisée par Bahru’l -madîdqui fut l’un parmi ces rapprochés de Dieu susmentionnés, décrit ainsi le parcours de son savoir acquis :

“Que la louange soit rendue à l’Eternel ! Notre pratique religieuse était conforme et proportionnelle à la science que nous avions acquise. Rares sont les jours que nous avions passés sans accomplir les prières nocturnes. J’avais pour habitude de partager mes nuits en trois parties. La première était réservée au sommeil, la seconde à l’accomplissement d’actes surérogatoires, et la dernière à l’apprentissage de la science. Je m’étais habitué à la solitude pendant mes moments d’étude et d’adoration ; je n’assistais jamais non plus aux séances d’étude sans avoir pris auparavant mes ablutions. “[4]

Tel que nous l’a défini imam Mâlik, ceux qui accèdent à la véritable connaissance à l’image d’İbn Adjîba sont les serviteurs qui préservent l’équilibre entre savoir-pratique-adoration. Les sciences spirituelles sont acquises suite à la mise en pratique conforme des recommandations divines.Ibn Abbâs a commenté l’expression “…afin qu’ils M’adorent“ du verset coranique “Je n’ai créé les djinns et les humains que pour qu’ils M’adorent[5]comme suit: “…que pour qu’ils Me connaissent“. Cela nous montre que l’accession à la connaissance de Dieu passe fondamentalement par l’accomplissement des actes d’adoration conformément aux prescriptions divines.

Eh bien, quel sera donc le cas des personnes qui aujourd’hui, se proclamant soufis et détenteurs de science profonde, n’appliquent pourtant pas les sentences de la charia, ne s’acquittent pas de leurs obligations religieuses, et plus particulièrement ne s’éloignent pas des actes illicites, alors qu’elles passent leur temps à effectuer des invocations diverses?En effet, ces genres de personnes se réclament le soufisme car elles effectuent des invocations soufis, s’adonnent à l’exercice de la méditation et véhiculent même des enseignements spirituels tirés des propos bénis des rapprochés de Dieu tels Ibn Arabi et Mawlana (kudissasirru). Selon l’imam Rabbâni, les paroles et états spirituels de ces genres de serviteurs qui ne s’acquittent pas dignement de leurs obligations religieuses ne peuvent pas être accrédités car, ils essaient de s’adapter à une vie spirituelle conforme à leurs égos et instincts et non par rapport aux recommandations divines. Il ne manqua pas donc de les assimiler aux Bouddhistes et mystérieux des religions Hindous. En fait, tel que l’a signifié l’imam, ces derniers peuvent aussi accéder à certaines connaissances suite à leurs pratiques d’exercices méditatifs comme le yoga.

Le but de l’envoi des Prophètes et de l’établissement des lois divines, c’est de nous permettre d’affaiblir et de dominer notre égo instigateur du mal. Les religions et principes religieux furent dictés pour constituer une barrière aux aspirations de l’âme. Les aspirations de l’âme du serviteur diminuent proportionnellement au degré de sa pratique religieuse. Par conséquent, le seul remède pour consumer les désirs de l’âme demeure la mise en application conforme des recommandations divines ; ce remède est meilleur par rapport à mille ans de vie d’ascétisme à laquelle le serviteur s’adonnerait lui-même. Pire, lorsque la vie d’ascétisme outrepasse les limites de la charia, cela renforce les désirs de l’âme. Les Brahman et les Yogi n’ont pas adopté une méthode d’éducation spirituelle et de purification erronée. Toutefois, ils n’obtinrent aucun bénéfice sinon l’accentuation de leurs instincts ; ils ne purent donc éduquer leurs âmes et furent donc prisonniers de celle-ci.

Par ailleurs, toujours dans le cadre de la purification de l’âme, lorsque nous donnons en aumône un dinar[6] dans l’intention de nous acquitter de l’ordre divin qu’est la zakat, cela est encore meilleur que le fait de donner mille dinars de notre propre gré. De même, si nous ne jeûnons pas le jour de la fête du Ramadan comme la charia l’exige, cela est plus bénéfique que de jeûner volontairement mille jours de fête de Ramadan. Accomplir en communauté les deux unités de la prière du matin est plus méritoire que d’accomplir individuellement cette prière après avoir passé toute la nuit en prières surérogatoires.

Ainsi, l’imam Rabbâni nous précise-t-il que les personnes qui, en outrepassant les limites de la chariaadmettent mener une existence spirituelle et accéder à certaines connaissances spirituelles, sont en réalité entrain de renforcer sans même s’en rendre compte leurs égos plutôt que de purifier leurs âmes. Car, la véritable éducation de l’âme n’est réalisable que par l’obéissance aux recommandations de la charia.La charia ne régule pas seulement les rapports sociaux, elle embellit aussi de la plus belle des façons l’âme du serviteur. Tous ceux qui ne se conforment pas aux lois divines, mais qui tiennent des propos dignes de savants et parviennent tout de même à rassembler autour d’eux un grand nombre d’adeptes, ne sont pas plus que des magiciens. Malheureusement, il y a de nos jours d’innombrables personnes qui, au nom du soufisme et de la connaissance spirituelle qu’ils pensent détenir, se croient au-delà de la charia et trompent les gens avec les paroles soufies qu’ils ont mémorisées. Le saint Mawlana assimile ces genres de personnes aux chasseurs d’ombre d’oiseau plutôt que l’oiseau lui-même. Ce qui est pitoyable, c’est que ces derniers ne réalisent même pas qu’ils sont à la poursuite de l’ombre de leur proie. Ils se sont égarés eux-mêmes ainsi que les adeptes à leur solde. Les partisans du soufisme conforme à la tradition prophétique ne doivent pas se laisser berner par les mensonges de ces égarés évidents et doivent se tenir aussi loin que possible de leurs hérésies.

Nos propos mentionnés concernent beaucoup plus les adeptes des voies spirituelles ; et quant à la deuxième partie des paroles bénies de l’imam Mâlik, elles sont plutôt adressées aux théologiens littéralistes qui ne se réfèrent qu’aux écrits de la charia et rejettent tout ce qui attrait au soufisme, à l’éducation, la maitrise et la purification de l’égo. Tout comme les soufis qui mènent une existence spirituelle contraire à la charia ne manqueront pas de trébucher vers les gouffres de l’hérésie et la mécréance, les savants qui nient la spiritualité ne pourront être, eux aussi à leur tour, des guides pour la communauté ; pire, ils sombreront dans la désobéissance telle que le mentionne l’imam Mâlik.

Malheureusement, nous assistons aujourd’hui à des émissions télévisées dans lesquelles des prétendus savants de l’Islam qui, au lieu d’enseigner aux musulmans la bonne pratique de leur religion, dénigrent et bafouent de fonds en comble les principes religieux en admettant par exemple que le port du voile n’existe pas en Islam, que ceci ou cela n’est pas interdit selon la charia. En bref, ils n’avancent que des propos conformes à leur nature corrompue. Leur cas est similaire à celui des hérétiques mentionnés dans le précédant paragraphe.

Toujours dans le même ordre, l’imam Rabbâni nous décrit ainsi les dommages que pourraient occasionner à l’Islam les pseudo-savants qui désavouent le soufisme et ne soumettent pas leur âme à une éducation spirituelle :

“L’un des grands savants de l’Islam vit Satan le diable, alors qu’il était assis à ne rien faire. Il n’était pas entrain d’égarer et d’inciter les gens au mal. Le savant demanda la sagesse de cela à Satan et il lui répondit : “les savants égarés de cette période m’ont apporté une aide énorme au point que je n’ai plus besoin de m’occuper à cette tâche (à égarer les gens). “ Bien évidemment, toutes les difficultés que nous traversons à cette période au sein notre religion tel le laxisme dans notre pratique religieuse, l’hypocrisie et la désunion des musulmans sont le fruit des mauvais savants aux intentions vicieuses. “[7]

Que Dieu L’Exalté, dans Son Infinie Bonté, nous gratifie sans relâche de Ses Bienfaits, nous inscrive au nombre de Ses serviteurs pieux et nous facilite une vie religieuse basée sur les connaissances apparentes et spirituelles !

 

[1]Sourate Djouma, verset 5.

[2]29. Mektup (29ième lettre).

[3]29. Mektup (29ième lettre).

[4]İbn Adjîba, al-Fahrasa, p.32.

[5] Sourate Zariyat, verset 56.

[6] Ancienne unité de monnaie.

[7]29. Mektup (29ième lettre).

 

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