Jalousie

Mar 13, 2019 par

Irfan Öztürk

Le sultan Mahmûd Gaznavî, l’un des sultans de l’empire turc en Inde, était un homme célèbre en raison de son respect et de sa compassion envers les savants, les cheikhs et les poètes. À chaque fois qu’il rencontrait une personne intelligente, douée d’une quelconque compétence ou bien d’une singularité, il la mettait immédiatement sous sa protection et profitait de ses prêches.

Au cours d’une campagne de chasse, Mahmûd Gaznavî se détacha de son groupe et poursuivit un cerf. Il avait beaucoup transpiré. Il aperçut un village devant lui et décida de s’y rendre. Il croisa un enfant âgé d’une dizaine d’années devant la première maison à l’entrée du village et lui demanda :

« Mon fils ! Apporte-moi un verre d’eau. »

L’enfant répondit :

« Monsieur, mon père vient justement de partir chercher de l’eau, il ne devrait pas tarder. Reposez-vous donc un peu ici. »

Le souverain descendit de son cheval. Puis l’enfant le mena à un endroit serein, prit le cheval et le fit promener un peu. Un peu plus tard, l’enfant revint et apporta un verre d’eau. Le sultan s’écria :

« Ne m’avais-tu pas dit qu’il n’y avait pas d’eau ici et que ton père était parti en chercher ? »

L’enfant répliqua :

« Seigneur, je ne vous ai pas menti. Mon père est vraiment parti chercher de l’eau. Il ne devrait pas tarder. Si je vous avais donné de l’eau au moment où vous transpiriez si fort, vous auriez pu tomber malade. Compte tenu de la soif ardente qui vous tenaillait, vous n’étiez pas prêt à y penser. Maintenant que vous ne transpirez plus, je vous ai donc apporté de l’eau. Voilà mon père qui revient de la fontaine. Je puis à présent vous offrir toute l’eau que vous désirez. »

Le sultan fut émerveillé par la sagesse de ce jeune villageois. Il lui demanda son nom. « Ayaz », répondit-il. C’était comme si sous les habits vieillots de cet enfant se cachait un trésor caché en ruine. Le sultan avait découvert ce trésor en ruine.

Pendant ce temps, les principaux dignitaires et les camarades de chasse du sultan firent également leur entrée dans le village et y trouvèrent le sultan. Le père d’Ayaz arriva également tenant son récipient rempli d’eau. Le sultan révéla son identité à Ayaz et à son père et s’adressa à ce dernier en ces termes :

« Confie-moi cet enfant. Je vais l’instruire et en ferais mon compagnon de causerie. »

Le père d’Ayaz répondit :

« Cette propriété t’appartient et nous sommes tes esclaves. Que ma vie et même mon fils soient sacrifiés sur ton chemin. »

Comme lui, tout le peuple était prêt à tout sacrifier et avait un infini respect pour ce sultan qui ne pensait qu’à apporter la paix à ses sujets, à les protéger des oppresseurs, à gérer le pays selon la justice et à tolérer les critiques sévères des savants.

Le sultan s’adressa à Ayaz :

« Allez ! Monte sur mon cheval, nous partons ! »

Le sultan fit monter Ayaz sur la croupe de son cheval. Au moment où ils allaient partir, Ayaz dit :

« Pardonnez-moi seigneur, me permettrez-vous de prendre une chose qui m’est très chère ? »

Le sultan lui fit savoir qu’il n’aura besoin de rien au palais, mais Ayaz se fit insistant.

Le sultan lui dit alors :

« Va, prends (cette chose) et reviens vite. »

Ayaz pénétra rapidement dans sa maisonnette, en ressortit avec un baluchon et remonta à cheval. Ils arrivèrent au palais en discutant durant tout le trajet.

Par la suite, Ayaz saisit d’une part le savoir chez les maîtres particuliers et d’autre part bénéficia chaque jour de la saveur qu’occasionnaient les discussions avec le sultan. Jour après jour, l’intelligence, la sagesse et l’éducation d’Ayaz émerveillaient le sultan. Celui-ci, qui était sûr et certain de l’intégrité et de l’authenticité de la personnalité d’Ayaz autant que de la subtilité de sa raison, lui faisait tellement confiance qu’il alla même jusqu’à lui confier les clés donnant accès à son trésor privé.

Certains individus jaloux qui ne supportaient pas cet amour et cette confiance commencèrent à parler à l’encontre d’Ayaz. Afin de le déshonorer aux yeux du sultan, ils commencèrent à alléguer : « Ayaz chaparde dans le trésor privé ! » Et cette allégation parvint aux oreilles du sultan. Celui-ci déplora tous ces commérages et ne permit pas que cela soit ainsi. « Le commérage est pire que si l’acte était réellement arrivé », ainsi décida-t-il de résoudre cette affaire.

Réunissant ces individus emplis de jalousie, il leur demanda :

« Est-ce vrai que vous avez affirmé qu’Ayaz est un voleur ? Très bien, comment pouvez-vous prouver cela ? »

Ils lui répondirent, amplifiant leurs calomnies :

« Ô sultan ! Les portes de toutes les chambres sont ouvertes alors que celle d’Ayaz est toujours fermée. Depuis qu’il est arrivé au palais, il n’a jamais reçu qui que ce soit et, de plus, il ne laisse jamais sa porte ouverte. Celui qui tient toujours sa porte fermée doit certainement porter quelque culpabilité pour se comporter de cette manière, et pour éviter qu’elle ne soit découverte, il la dissimule. Tu lui as confié le trésor privé : le nombre de choses et de joyaux qui s’y trouvent est inconnu. Tout joyau qu’il aurait dérobé devrait donc se trouver dans sa chambre dont la porte est toujours fermée. D’ailleurs, il n’y reçoit jamais personne. »

L’individu, en règle générale, croit que son interlocuteur est pareil que lui-même. Celui qui porte des lunettes vertes voit le monde en vert ; celui qui porte des lunettes noires voit le monde en noir. Quant à celui dont l’œil et les lunettes sont souillées, il voit le monde totalement sale. Purifie ton œil et tes lunettes, ainsi le monde te semblera propre !

Le miroir est un dénonciateur de flétrissures. Celui qui s’y regarde voit immédiatement une tache noire qu’il pourrait avoir. S’il n’y a pas de tache noire, il présente un visage tout propre. Alors toi, ne te mets pas à briser le miroir parce qu’il présente la tache noire visible sur ton visage. Nettoie-la plutôt. La plupart du temps, le courroux des hommes manifesté envers les prophètes, les savants, les saints, jusqu’à leur exécution, est dû à cela. Parce qu’eux ressemblent à des miroirs purs. Les cœurs insouciants qui les observent en voyant leurs propres défauts disent : « Brisons ce miroir afin qu’il n’expose pas mes défauts ! »

En réalité, ils éliminent les prophètes, les savants et les saints censés corriger leurs défauts et s’attirent de ce fait la malédiction d’Allah.

L’éclat de certains miroirs est gâté, d’autres poussiéreux. Naturellement, puisqu’il ne peut y avoir d’attention à l’égard d’un miroir à l’éclat gâté, il n’est pas sain de présenter un miroir poussiéreux sans l’avoir préalablement nettoyé. Le miroir à l’éclat gâté représente les savants immoraux et le miroir poussiéreux les détenteurs de savoirs qui ne montrent pas le vrai chemin aux gens.

Le sultan Mahmûd ne savait plus quoi faire. En ne prononçant nul mot sur cette affaire, il permettrait que de mauvaises paroles soient dites envers la personne qu’il affectionnait. En faisant fouiller la chambre d’Ayaz, le sultan risquerait de l’attrister. Sans véritable solution, il choisit néanmoins la deuxième alternative et décida de faire fouiller la chambre d’Ayaz afin de démentir les propos calomnieux de ces jaloux.

Ainsi, le cœur d’Ayaz serait apaisé. Ainsi, il montrerait à son entourage toute l’affection qu’il ressent à son égard.

Un jour où Ayaz n’était pas au palais, le sultan appela ces jaloux auprès de lui et leur dit :

« Allez ! Fouillez la chambre d’Ayaz. Que tout ce que vous trouverez et qui appartient au trésor vous appartienne ! »

La porte de la chambre d’Ayaz fut brisée pour l’occasion et les jaloux pénétrèrent à l’intérieur de la pièce en se piétinant les uns les autres. Au sol, il y avait une vieille natte ainsi qu’une peau d’animal velu ; sur le mur étaient accrochés un bâton, une cape de berger et une paire de sandales. Ils se dirent : « Ce n’est pas possible, il a dû les enfouir quelque part. » Ils fouillèrent le sol mais rien de ce qui appartenait au trésor ne s’y trouvait. Confus, ils ressortirent de la chambre le visage rouge de honte.

À son retour, Ayaz remarqua avec surprise que la porte de sa chambre avait été fracassée et qu’un désordre indescriptible régnait dans la pièce. Lorsqu’on lui fit savoir que c’est par ordre du sultan que cela s’était produit, il afficha pleinement sa satisfaction. Puis le sultan le reçut et lui fit part de la situation : « Ayaz, en brisant ta porte, j’ai brisé la tête de ceux qui t’enviaient. Si je ne l’avais pas ouverte, ils auraient continué à commérer sur toi. »

Ayaz répliqua :

« Ô mon sultan ! Les épreuves qu’Allah soumet à Son serviteur, que le sultan soumet à son esclave, que le cheikh soumet à son disciple et même que le maître soumet à son élève sont des agissements parfaitement dignes. Tenter de se soustraire aux épreuves qu’Allah impose à Son serviteur, que le sultan impose à son esclave, que le cheikh impose à son disciple et que le maître impose à son élève relève de l’imprudence. Ne brisez pas seulement la porte de ma chambre, mais brisez aussi celle de mon cœur, fouillez à l’intérieur, vous n’y trouveriez que pure affection pour vous, uniquement pour vous. Il n’y a même plus de place pour y mettre quelque trésor de ce monde. »

Le sultan lui dit alors :

« Ayaz, je vais te poser une question. Tu as accroché sur un mur de ta chambre un manteau de berger, une paire de sandales et un bâton, qu’est-ce que cela signifie ? »

Ayaz lui répondit :

« Mon sultan ! Vous n’êtes pas sans savoir qu’avant d’avoir eu accès au palais j’étais un berger et je portais un manteau et des sandales. Au fur et à mesure que vous étendiez mon pouvoir, mon ego s’amplifiait également. Chaque soir, je tente d’éduquer mon ego avec ces objets en lui adressant les paroles suivantes : ‘Attention ! Ne t’enorgueillis pas ! Tu es un berger, fils d’un berger ! N’oublie pas ton métier de berger malgré le fait que tu te trouves actuellement chez le sultan ! Regarde ta cape, tes sandales et ton bâton !’ »

C’est ainsi que le secret du baluchon qu’il avait emporté avec lui en quittant son village fut dévoilé. Le sultan Mahmûd était encore plus apaisé d’avoir fait confiance à Ayaz. Aussi il décida de donner une dernière leçon aux dignitaires qui ne supportaient pas Ayaz. Il saisit un vase particulièrement précieux qui était posé sur la table à manger et le remit à l’un des dignitaires en disant :

« Brise donc ce vase (en le jetant par terre) ! »

Le dignitaire répondit :

« Ô mon sultan ! C’est un vase de Chine. Il est très précieux. Comment pourrais-je le briser ? »

« Très bien » dit le sultan en remettant le vase dans les mains d’un autre dignitaire. Ce dernier répéta les mêmes propos que le précédent. En fin de compte, tous les dignitaires présents refusèrent de briser le vase. Puis, en dernier lieu, le sultan tendit le vase à son compagnon de causerie et lui ordonna :

« Brise-le ! »

Ayaz, sans hésiter, jeta le vase à terre qui se brisa. Sur ce, le sultan lui demanda :

« Le vase n’était-il pas précieux ? »

« Si, très précieux, répondit Ayaz. Mais l’ordre que vous m’avez donné est bien plus précieux que ce vase. Si je n’avais pas obéi à l’ordre que vous m’avez donné, j’aurais été désobéissant envers vous. Je préfère briser cent mille vases de cette valeur plutôt que de briser votre cœur ! »

Ô mon frère ! Toi aussi, lorsque le Seigneur te donne un ordre, fais-le immédiatement, même si cet ordre pourrait heurter ton ego ! En cas de refus, Allah pourrait être froissé, tu pourrais Le choquer. Celui qui aime Allah obéit à Ses ordres et s’abstient de ce qu’Il interdit.

Lorsque les serviteurs deviennent obéissants, Allah leur envoie des chefs équitables. Un règne juste offre à ses sujets un paradis sur terre et dans l’au-delà. Les coeurs se remplissent de tendresse et de miséricorde. Les riches sont plus reconnaissants (envers Allah). L’abondance dans la patrie augmente. Tout le monde sourit. Un air fraternel se met à souffler.

Parce que tu penses être devenu quelqu’un, ne vise pas l’orgueil,

Alors que tu étais or, tu deviendras quand même poussière,

Ne tombe pas dans l’arrogance, ne serait-ce que le poids d’un atome dans ton coeur,

Ne laisse pas Satan rire de toi, mon frère.

(Gülzâr-ı Irfan)

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