La Gratitude envers Allah et la Prière

Mar 12, 2019 par

Prof. Dr. Süleyman Derin

[Süleyman Derin est professeur-docteur en islamologie à l’université de Marmara (Istanbul). Sa thèse doctorale intitulée « TowardsSomeParadigms of the Sufi Conception of Love : FromRâbia to Ibn al-Fârid » (Les différents types de compréhension de l’amour dans la tradition soufie : de Rabia à Ibn al-Fârid) fut soutenue à l’Université de Leeds (Angleterre) en 1999 et fut publiée aux éditions Insan. Ses travaux se concentrent principalement sur le soufisme et l’interprétation du Coran (tafsir). Il est notamment l’auteur de Kur’an-i Kerim’deSeyr-u Suluk– Ahmed Ibn Acibe’ninTefsiri’nde (La voie « sayr-u suluk » dans le Coran, le Tafsir de Ibn Ajibah) aux éditions Erkam ; et de IngilizOryantalizmiveTasavvuf (L’orientalisme anglais et le soufisme) aux éditions Küre.

Dans cet article, Süleyman Derin explicite le thème du chukr à travers l’une des lettres de l’Imam Rabbani. Ahmed Sirhindi – dit Imam Rabbani (1564-1624) – est un célèbre savant (cheikh) et juriste hanafi (fakih) indien. Maître spirituel de l’ordre soufi Naqshbandi, il fut surnommé « mujaddidalifsaani » (revivificateur du second millénaire hégirien) pour ses travaux réaffirmant l’importance de la Sunna face aux nombreux mouvements hétérodoxes qui prospéraient à son époque.

Il rédigea ses Lettres (al maktubât) – collection de plus de 500 lettres dans lesquelles le cheikh transmet ses enseignements au sujet du kalâm, du fiqhet du soufisme – en 1615.]

Dans la tradition soufie, être reconnaissant envers Allah (chukr[1])implique deux attitudes fondamentales pour le croyant, à savoir : apprécier les bienfaits qui nous entourent et être conscient que ces derniers proviennent d’Allah ; soumettre tout son être au message divin et remercier constamment son  Enseigneur (Rabb[2]) que ce soit par le cœur, la langue, ou tout autre organe.

À ce sujet, l’Imam Rabbani nous enseigne la sagesse suivante :

« Allah Subhâna-hu[3], nous fait constamment don de Ses Grâces. Notre existence et notre longévité en sont des exemples parmi tant d’autres. Tous les attributs essentiels que nous possédons – tels que la capacité de vivre, d’apprendre, de voir, d’agir, de parler – proviennent de Sa bienveillance à notre égard. Tant de bienfaits dont nous jouissons tous les jours ! Notre Enseigneur nous soulage lors de la difficulté ; Il accepte nos invocations (dou’a) et nous apaise. C’est Lui qui ne cesse de nous sustenter (rizq[4]) malgré nos mauvaises actions et nos péchés. Lui, qui préserve notre honneur en ne dévoilant pas nos fautes (aux autres êtres humains). Lui, le Sage, qui ne punit jamais les coupables précipitamment. Lui, le Très Généreux, qui donne à chacun un ami et un ennemi. Lui, qui parmi Ses plus grands bienfaits, nous appelle à l’Islam, nous demande de suivre le Prophète (saws) et nous indique ainsi la voie menant au paradis. » (c, III 17. Mektup).

Pour l’Imam Rabbani, ces bienfaits constituent pour tout homme qui médite (tafakkur) des preuves éclatantes de la Générosité (ikrâm) et de la Bonté (ihsân) d’Allah. Cependant, la plupart des hommes ne réfléchissant pas assez sur leur environnement et leur propre nature, ils s’éparpillent et oublient ainsi la source de toutes ces grâces. Ils ne parviennent donc pas à être reconnaissants envers Allah.

Parmi eux, certains ne veulent délibérément pas Le remercier, reniant la nature même de Ses bienfaits. Selon l’Imam Rabbani, ces personnes sont trop attachées à l’adoration de leurs propres désirs et passions. Il leur recommande de reconsidérer leur attitude et de rediriger leurs remerciements vers Allah, tel qu’Il nous l’a enseigné.

« Il est logique, pour tout être doué de raison (‘aql, logos), de remercier Celui qui le comble de bienfaits (al-mun’im, c.-à-d. Allah) et de Le respecter avec révérence. Ainsi, notre reconnaissance envers Allah et l’adoration que nous Lui réservons sont des actes et attitudes exigés par la raison. Bien évidemment, nous restons des êtres faibles et notre adoration d’AllahTa’ala[5]– le dénoué de toute imperfection et de tout manque (al-munazza, c.-à-d. Allah) – est forcément entachée de manques et de fautes. Or, ce sont ces mêmes manques qui obstruent la voie menant à Lui et qui nous empêchent de Le remercier.

Une autre erreur est le fait d’exalter Allah en utilisant des expressions ou des attitudes impropres. La personne se fourvoie alors même qu’elle désirait Le glorifier. Ainsi, tant que les gens n’apprennent pas d’Allah comment L’adorer, ils ne pourront jamais Lui rendre le culte qui Lui est dû. Or, c’est uniquement par la chari’a[6] que l’homme peut devenir reconnaissant envers son Enseigneur. Cette voie qui nous fut transmise par le Messager d’Allah (saws)est unique. Ainsi, tout acte d’adoration est explicite en Islam. Notre Prophète (saws) nous a transmis des actes rituels particuliers et clairement définis, que nous voulions exprimer notre reconnaissance par la langue ou tout autre membre du corps. Ainsi, tout acte d’adoration qui sortirait du cadre de la chari’a ne serait ni efficace ni accepté. »

Ainsi, l’Imam Rabbani considère que la véritable reconnaissance (chukr)se réalise au sein du crédo (itiqad) de « ahl-i sunnahwa-l jama’ah »[7].Après avoir donné les éléments essentiels de la croyance (itiqad), il souligne la chose suivante : Ce n’est qu’après avoir corrigé notre croyance que nous pouvons améliorer nos actions. Le Prophète (saws) dit ainsi : « L’islam est bâti sur cinq piliers : L’attestation qu’il n’y a de divinité qu’Allah et que Muhammad est son serviteur et son messager, l’accomplissement de la prière, l’acquittement de la zakat, le pèlerinage à la Maison Sacrée (le Hajj) et le jeune de ramadan » (hadith Al-Bukharî et Muslim).

Par la suite, l’Imam Rabbani souligne l’importance de réaliser la prière (salât[8]) en groupe (jama’a) avec piété, humilité, c’est-à-dire avec une conscience profonde de la présence d’Allah (khuchu’). Il recommande d’augmenter le nombre de prières surérogatoires (nâfila), particulièrement celles de Tahajjud (prière de nuit) et de Doha (prière de matinée après le lever du soleil), pour tout croyant souhaitant avancer davantage dans la voie spirituelle. Ainsi, l’Imam nous fait comprendre que le meilleur moyen de remercier notre Enseigneur n’est autre que la prière :

« La prière de Tahajjud est pour notre famille spirituelle (ahl-i tariqa) un principe obligatoire. C’est la raison pour laquelle nous devons multiplier les efforts pour nous lever et honorer cette prière. Il n’existe aucune excuse pour abandonner cette prière. Si vous ressentez de la difficulté pour vous réveiller les premiers jours, vous pouvez toujours demander à un de vos proches de vous réveiller. Continuez cette pratique jusqu’au jour où vous vous y serez habitué. Il vous sera alors aisé de réaliser cet acte d’adoration. De plus, toute personne qui désire se lever pour prier la nuit doit se coucher de bonne heure après la prière du soir (‘icha) et ne pas perdre son temps dans la distraction. »

La deuxième prière surérogatoire que l’Imam Rabbani nous enjoint à respecter est la prière de Doha :

« Si nous en avons la possibilité, réaliser la prière de Doha est aussi très bénéfique. Quand bien même nous sommes très pris, nous devons nous efforcer de prier deux rakats (unités de prière). De même que la prière de Tahajjud, La prière de Doha se prie en deux rakats minimum et douze rakats maximum. Bien entendu, plus on en prie, mieux c’est. Dans les faits, le salik (celui qui s’engage dans la voie spirituelle) doit constamment entretenir son état de pardon (istigfar), de repentance (tawba), de refuge (iltija) et de demande humble et intense envers Allah (tazarru) ; il doit se rappeler de ses péchés et en ressentir du regret et de la honte. Bien plus, il doit vivre dans la crainte de la punition du Jour Dernier. »

Nous n’avons sélectionné ici qu’un passage de la longue lettre n°17 de l’Imam Rabbani dans laquelle le cheikh évoque la prière surérogatoire. Nous en comprenons que le plus beau geste de remerciement vis-à-vis d’Allah reste la conformité avec les principes fondamentaux de l’Islam. Nous prions Allah pour qu’Il nous permette de réaliser la prière, comme toute autre adoration, dans un état de reconnaissance profonde (chukr).  Amin.

[1]Chukr: « reconnaissance, remerciement, gratitude; être reconnaissant, remercier qqn, louer qqn » cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 0325 (194) :ركش », Al-Bouraq, Paris.

[2]Rabb: « maître, seigneur, éducateur, celui qui enseigne avec autorité et compétence, enseigneur, possesseur, propriétaire » (cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 0531 (863) : ب ب ر », Al-Bouraq, Paris. Le terme « Enseigneur » conserve à la fois la dimension d’enseignement qu’Allah délivre aux croyants et la dimension de dépendance de ces derniers vis-à-vis du Vivant (al-Hayy). Ndt.

[3]Subhana-hu : terme fréquemment utilisé dans la littérature islamique lors de la mention d’Allah, il désigne : « glorification totale, sans limite, louange immense, disponibilité à la glorification » cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 0664 (92) : حبس », Al-Bouraq, Paris.

[4]Rizq : subsistance, provende, provisions nécessaires, moyens de subsister, revenus cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 0559 (123) :  قزر », Al-Bouraq, Paris.

[5]Ta’âla: autre terme fréquemment utilisé dans la littérature islamique à la mention d’Allah. Souvent traduit par « le Très-Haut », ce verbe désigne plus largement : « être élevé, s’élever au-dessus, être haut, sublime, se proclamer sublime, venir près, s’approcher, arriver et paraître (plus grand), se grandir, devenir plus haut, transcender, être fier, s’enorgueillir, monter »cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 1042 (70) : ولع », Al-Bouraq, Paris.

[6]Chari’a : « chemin droit, ligne droite, loi explicite, norme, code, institution (divine), conduite »cf. Maurice Gloton (2004) Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, « entrée 0786 (5) :  عرش», Al-Bouraq, Paris ;« Cadre juridique établi principalement par les versets du Coran, les hadiths prophétiques et le consensus des savants (ijma’ituloumma) » cf. Ferit Devellioglu, Osmanlica-Turkçe ansiklopedik Lugat, entrée « şeriat » Aydin Kitapevi (1993).

[7]Crédo partagé par la grande majorité des musulmans dans le monde, qui se base essentiellement sur les enseignements du Prophète (saws) et ceux de ses Compagnons (ra). Il se distingue principalement du crédo chiite.

[8]Cf. la note de bas de page n°1 de l’article “La prière” d’Osman Nuri Topbaş.

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