L’invitation à l’Islam et le respect de l’autre

Mar 12, 2019 par

 

Prof. Dr. Hasan Kamil Yılmaz

 

 

Hasan Kamil Yılmaz est Professeur Docteur en sciences islamiques et actuel Secrétaire d’État au Ministère des Affaires religieuses turques (DIYANET). Spécialiste du soufisme, il est l’auteur de nombreux articles pour divers magazines et encyclopédies, ainsi que d’une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Ana hatlarıyla tasavvuf ve tarikatlar (Le soufisme et les confréries spirituelles) aux éditions Ensar ; Aşıklar tabibi Aziz Mahmud Hüdayi (Aziz Mahmud Hudayi, le médecin des amoureux) aux éditions Sufi Kitap ; et de Marifetullah, Onu bilmek ve tanımak (La Marifetullah ou la connaissance d’Allah) aux éditions Erkam.]

L’islam se fonde sur l’idée que le monde entier est appelé à l’adoration d’Allah, que la religion est venue comme une miséricorde pour l’ensemble de la création et que la foi et l’identité de chacun doivent être respectées. En islam, les fidèles d’autres religions sont estimés, leur personne et leurs croyances protégées.

Ce principe est essentiel et ne doit pas être considéré contradictoire avec d’autres notions islamiques telles que le jihad. Malheureusement, ce dernier concept est trop souvent utilisé à des fins idéologiques et interprété de façon malhonnête. En effet, le jihad n’est autorisé dans le Coran que sous des conditions clairement définies : « Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) – parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes Capable de les secourir. »[1]

Ainsi, le jihad – dans le sens de lutte armée, de guerre – ne peut être effectué que s’il y a oppression, comme moyen de défense ultime. La notion de jihad ne s’applique absolument pas à ceux qui sèment la terreur et le chaos. C’est ainsi que les musulmans devraient utiliser le concept de jihad et c’est de cette façon que les non-musulmans devraient le percevoir.

Le concept de jihad vient en effet de la racine j-h-d (jahd) qui renvoie à l’idée d’effort, de travail intensif. Plus précisément encore, il désigne l’effort que le croyant opère sur lui-même sur le chemin de l’islam. Comprendre ce concept comme une incitation à convertir les gens par l’épée est une grave erreur.

C’est pourtant cette interprétation qui prévaut chez les historiens qui ne parviennent pas à comprendre la rapide expansion de l’islam dans l’histoire. Or, cette expansion est principalement due à un autre facteur : le contexte, l’environnement. J’entends ici le contexte apaisé et propice qui permet aux gens d’approcher l’islam et à l’islam d’approcher les gens. Il ne s’agit en aucun cas de forcer les gens à se convertir, mais plutôt d’expliquer l’islam par l’exemple. La vie du Prophète (pbsl) témoigne de cette pédagogie. Sa sagesse et le raffinement de son caractère s’exposaient à quiconque l’approchait, que ce soit dans des intentions d’amitié ou d’inimitié.

Si l’islam s’est rapidement étendu au-delà de La Mecque et Médine, c’est en raison de son comportement et de sa tolérance. L’impact du caractère prophétique dans la propagation de l’islam a été maintes fois souligné. C’est ainsi qu’à l’époque du Prophète (pbsl), 90% des gens qui se convertirent à l’islam le firent après avoir rencontré le Messager d’Allah (pbsl). Les 10% restants le devinrent en écoutant ou en lisant le Coran.

Au sein de la société musulmane – où le gouvernement et la justice reposent sur la jurisprudence islamique – les membres d’autres religions détiennent un statut de minorité spécifique. Dès le début de la civilisation islamique, les droits et devoirs de chaque communauté était clairement exposés, comme dans la « Charte de Médine », que le Prophète (pbsl) rédigea à son arrivée à Médine. Dans cette dernière, les juifs conservèrent leur système juridique et continuèrent à résoudre leurs conflits via leurs propres législations. Les chrétiens vivants entre le Yémen et le Najran jouissaient du même type d’autonomie tout en conservant le soutien des musulmans en cas de problème. Par exemple, les chrétiens demandèrent un jour au Prophète de leur envoyer un Compagnon afin de juger un différend d’argent. Le messager d’Allah  leur envoya alors Abu Ubayda ibn Jarrah (r.a).[2]

Par ailleurs, le Prophète (pbsl) affirma l’importance de la liberté de culte lorsqu’il accueillit une délégation de chrétiens du Najran dans sa mosquée. Alors que ces derniers étaient venus auprès du Prophète afin de s’entendre politiquement, le messager d’Allah (pbsl) leur permit d’effectuer leurs actes d’adoration au sein de sa mosquée.[3] Ce fut une énième marque de respect.

Après la disparition du Prophète (pbsl), les Califes bien guidés y protégèrent à leur tour les droits des minorités.

Ainsi, Abû Bakr (qu’Allah l’agrée) fit ce rappel à son armée : « Soyez justes et vous obtiendrez l’apaisement ; Soyez braves et préférez la mort à la soumission ; Soyez miséricordieux et ne tuez pas l’homme âgé, l’enfant et la femme. »[4]

‘Umar (qu’Allah l’agrée) fut aussi un exemple dans la pratique de la tolérance religieuse et du respect du droit des minorités. Il est rapporté en effet que ‘Umar accepta d’écouter la plainte d’un chrétien après la prière du vendredi à La Mecque. Ce dernier se plaignait d’un des douaniers à la frontière. ‘Umar intervint en personne et rendit justice au plaignant.[5]

Cinq ans après la conquête de la Syrie, un prêtre nestorien écrivit la lettre suivante à un ami : « Les Arabes sont devenus nos maîtres. Cependant, ils n’ont pas déclaré la guerre à notre religion. C’est l’inverse, ils l’ont défendu et honoré, ils ont respecté nos églises et nos monastères ».[6]

Historiquement, les musulmans accordèrent l’autonomie religieuse, politique et juridique à toute minorité qui payait une taxe (jizya)[7]. La garantie de ces droits continua dans le temps à travers les différents empires et royaumes musulmans.

À cet égard, Ismail Hami Danişmend rapporte un fait étonnant dans sa Chronologie de l’histoire ottomane (Osmanlı Tarihi Kronolojisi) :

Lors de la bataille de Serbie entre troupes hongroises et ottomanes (milieu du XVe siècle), le roi serbe Brankovich envoya une lettre au commandant hongrois Yanko Hunyad et lui demanda : « Si les Turcs perdent et que vous conquérez la Serbie, que feriez-vous ? » Il répondit : « Je ferais construire des églises catholiques dans toute la Serbie ». Le roi Brankovich envoya la même question au Sultan Mehmed II le Conquérant, ce dernier lui dit : « À côté de chaque mosquée, une église orthodoxe pourra être construite ».[8] Et il en fut vraiment ainsi après la conquête de la Serbie par les Turcs. Le Sultan Mehmed II protégea les orthodoxes de son empire des catholiques après que la Bosnie et la Serbie devinrent ottomanes. Car sa religion (l’islam) défendait dans ses fondements le principe de vivre-ensemble et de respect des minorités. En d’autres termes, toutes les communautés composant son empire étaient à servir et à protéger, qu’elles soient musulmanes ou non.

La civilisation andalouse musulmane fut l’un des plus beaux exemples d’une société de partage et de vivre-ensemble. L’Andalousie pourrait même être considérée comme l’un des points de départ de la Renaissance européenne. Cependant, les chrétiens qui firent effondrer l’Andalousie musulmane étaient dans l’incapacité de profiter des avancées de cet État, sur le plan social ou scientifique. Ce n’est qu’après la Renaissance que les chrétiens d’Europe redécouvrirent la civilisation andalouse et ses achèvements. C’est en effet par le biais des Andalous, des Seldjoukides et des Ottomans que les populations européennes rencontrèrent le plus l’islam. Cependant, malgré le partage des savoirs et des idées entre royaumes musulmans et européens, ces derniers n’adoptèrent jamais le mode de vie cosmopolite et tolérant des sociétés musulmanes. Historiquement, l’Europe et la Russie sont connues pour leur intolérance vis-à-vis des minorités.

Comme il a été soutenu plus haut, la tolérance et la bienveillance de l’islam vis-à-vis des autres croyances eut un fort impact dans sa rapide propagation dans le monde. Une question nous vient donc à l’esprit : Y-a-t-il en islam des groupes de missionnaires comme dans le christianisme ? Oui et non. Non, dans le sens où il n’existe pas en islam de mouvements missionnaires venant soutenir des aspirations impérialistes. Oui, dans le sens où il y a toujours eu des groupes d’hommes et de femmes désireux de transmettre le message de l’islam. Bien qu’il soit impossible de catégoriser ces personnes en groupes bien déterminés, il reste possible de souligner le rôle important des derviches et des soufis. Ces derniers n’eurent en effet de cesse de transmettre, dans la pratique, un message de paix et d’élégance (autant intellectuel que spirituel). Selon différentes sources historiques, un grand nombre de personnes ont embrassé l’islam par leur biais. Ainsi, les grands maîtres du Khorasan peuvent être considérés comme formant des missions turco-musulmanes. Ils sont à l’origine de l’islamisation du Caucase, de l’Anatolie et des Balkans. Grâce à de tels maîtres, on retrouve encore aujourd’hui les traces des missions ottomanes dans les Balkans et en Europe centrale.

Un grand nombre d’auteurs occidentaux ont souligné la spécificité de l’appel des musulmans à leur religion. Par exemple, voici ce que dit Ulrich Klever sur la tolérance et la bienveillance des ottomans vis-à-vis des minorités : « La rapidité avec laquelle l’Empire ottoman a émergé ainsi que sa longévité sont intéressantes à bien des égards. La religion des Ottomans y est sûrement pour beaucoup. Ce n’est en effet qu’après leur conversion à l’islam que les Turcs ont commencé à jouer un grand rôle dans l’histoire. Or selon l’islam, le monde est réparti entre « dar es-Salaam » (dans lequel le gouvernement repose sur l’islam) et « dar-ul harb » (dans lequel le gouvernement ne repose pas sur l’islam). La mission des musulmans est de transformer dar-ul harb en dar-es salaam, c’est-à-dire de répandre l’islam et sa gouvernance. Cependant, à l’inverse de ce que racontent les chrétiens, l’islam ne s’est pas répandu dans le feu et le sang. En islam, la foi ne peut se répandre sans la mise en place d’un gouvernement musulman, or la liberté de religion ne peut éclore sans l’existence d’un tel gouvernement (qui garantisse la paix et la tolérance). »[9]

Aujourd’hui, en revanche, les préjugés à l’encontre de l’islam ne cessent de circuler, présentant l’islam comme une religion de terreur, de peur et de frustrations. C’est la raison pour laquelle il est important que les représentants de l’islam – j’entends par ce terme les musulmans qui sont au-devant de la scène médiatique et citoyenne – soient les transmetteurs du sourire et de la tolérance musulmane. En effet, si un plat exquis n’était pas servi par des serveurs élégants, la clientèle ne saurait en discerner sa saveur. L’enjeu de l’islam aujourd’hui se situe à ce niveau. Les personnes qui le représentent et invitent à le rejoindre sont, soit incapables de retranscrire sa beauté, soit silencieux.

[1] Sourate Al-Hajj (le pèlerinage), verset 39.

[2] Muhammad Hamidullah, Islam Peygamberi (le Prophète de l’Islam) ; (trad. Kemal Kuscu-Salih Tug), Istanbul 1969, II, 182 Ibn Hisham, p. 410-411.

[3] a.g.e. III, 193, Ibn Hisham, p. 402.

[4] Hristiyanlık karsısında Müslümanlık, p.17 vd..

[5] Muhammad Hamidullah, Islam Peygamberi (le Prophète de l’Islam), II, 183, Abu Yusuf, Kitabu-l Haraj.

[6] Muhammad Hamidullah, Islam Peygamberi (le Prophète de l’Islam), II, 182, Esmani Bibl. Orient, III, 2,5. XCLVI.

[7] Là où les musulmans devaient payer des taxes spécifiques (la zakat notamment), les non-musulmans qui n’y étaient pas assujettis devaient payer des taxes qui leur étaient propres (la jizya). NdT.

[8] Kronoloji Istanbul 1971, I, 275.

[9] Ulrich Klever, Das Weltreich der Türken, Bayreuth 1978, Ulm 1981, p. 8-9.

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