Les mauvaises langues

Mar 12, 2019 par

Alors que nous étions assis dans le jardin de notre maison où nous résidions durant toute la période estivale, je remarquai que dans la maison voisine composée de deux étages, un couple venait d’y aménager. C’était un jeune ménage. Dans le quartier, on racontait que ce couple était calme et sans histoire lorsque tout à coup les ragots commencèrent. On rapporta que le mari frappait sa femme et particulièrement chaque nuit de vendredi. À maintes reprises, lorsque je rencontrai « les mauvaises langues » du quartier, je leur expliquai combien les conséquences de telles paroles pouvaient être destructrices ; mais ces individus continuaient leurs dégâts : c’était sans espoir. Comme l’homme était originaire d’Osmaniye (ville située au sud de la Turquie), les habitants l’avaient surnommé « le monstre d’Osmaniye ».

Je demandai à mon épouse quelques explications pour comprendre le fin mot de l’histoire et me répondit :

« Je n’ai pas l’intention de porter le péché d’un d’autre. Il m’arrive aussi d’entendre des bruits et des cris qui résonnent à l’intérieur de cette maison chaque nuit de vendredi. En attendant, je vois cet homme tous les jours, allant à son travail et en revenant comme si de rien n’était. Je sais que c’est un homme particulièrement fébrile. En revanche, je ne sais pas pourquoi il peut commettre une telle atrocité, mais les commérages du quartier m’influencent beaucoup et je crois même que je le déteste à présent. Ah ! Si je le pouvais, je le noierais dans une flaque d’eau. »

En cette soirée de vendredi, nous nous installâmes dans le jardin pour admirer la lune naissante, me disant à cet instant : « Pourvu qu’il n’y ait pas de bruit ce soir. »

Cependant, à ce moment précis, ce que nous redoutions arriva et de la maison voisine commençait à s’élever des cris de femme. Mon épouse, prise de panique, me dit :

« Il faut que tu interviennes et accomplisses ton devoir de voisin, car ce « monstre » va finir par tuer sa femme. »

Ce à quoi je répondis :

« On ne peut pas s’immiscer dans les affaires d’un couple ; ils finiront par se calmer et faire la paix. »

Et c’est alors que la femme recommença à crier de plus belle : « Venez vite, sauvez-moi, il va me tuer !… Au bout d’un certain temps, je ne pouvais plus supporter ces cris et me suis levé de ma place. Au lieu de passer par la porte du jardin, je rassemblai toutes mes forces et sautai par-dessus le mur du jardin ; et en peu de temps, je me trouvai devant la porte du voisin d’où parvenaient les cris en question.

La femme, quant à elle, poursuivait ses appels : « Sauvez-moi !… » Je compris que les instants étaient critiques. Pour ne pas perdre de temps, je me recroquevillai la tête baissée en avant et m’élançai en donnant un coup à la porte de l’appartement, comme dans les films d’action. La porte, ne résistant pas à mon assaut, sortit de ses gonds, se dévissa et tomba au milieu de la pièce dans un nuage de poussière. À cet instant, je me retrouvai nez à nez avec « le monstre d’Osmaniye » et saisis l’occasion d’expérimenter le coup de tête que Nihat d’Adapazari m’avais appris jadis. Puis, avec le haut de ma tête, j’assenai un coup sur l’œil de l’homme auquel je rajoutai un coup-de-poing.

L’homme, terrassé par mes coups, perdit l’équilibre en entraînant une chaise dans sa chute ; il fit un pas en arrière et s’étala à côté de la porte. Pendant ce temps, je cherchai des yeux la femme battue. Celle-ci, effrayée par ce spectacle, était accroupie dans un coin de la pièce ; elle était pâle et était restée sans voix. Elle ne faisait aucun bruit, mais une autre personne criait encore : « Au secours, sauvez-moi ! » Lorsque je dirigeai mon regard vers la voix, l’envie me vint de mourir subitement.

La voix provenait d’un film qui passait à la télévision. Dans le film, il y avait une actrice qui hurlait sans cesse devant un criminel. On entendait sa voix qui hurlait encore et encore :

« Venez vite, il va me tuer… » La femme, reprenant ses esprits, finit par comprendre le quiproquo, et pour que je ne frappe plus son mari, me donna l’explication suivante :

« Mon mari aime beaucoup regarder les films d’horreur qui passent à la télévision chaque vendredi soir, et comme il a du mal à entendre, il met le son au maximum. »

J’étais absolument confus et très mal à l’aise, ma position était pire que ce pauvre homme étalé à même le sol. Le mari ayant beaucoup de difficultés à reprendre connaissance, je courus jusqu’à la pharmacie de garde qui se trouvait à proximité. On lui fit les premiers soins : quatre points de suture à l’endroit même où je lui avais décoché un coup de tête. Ensuite, le pharmacien s’adressa à moi en me disant :

« Mais, vous êtes blessé vous aussi. Vous saignez même de la tête !

Inquiet quand même, je rétorquai : « Laissez faire. Il n’y a rien de grave, je suis capable de supporter la douleur. »

Alors, le pharmacien intervint aussi en ma faveur et me soigna. À mon tour, je me retrouvai avec quatre points de suture ; ce fut mon lot pour avoir donné un mauvais coup de tête qui m’avait fait pousser les mêmes cris que ceux de cette actrice qui jouait dans « ce fichu » film.

Après les soins qui me furent prodigués, je sortis de la maison et m’aperçus que les habitants du quartier s’étaient rassemblés devant un magasin pour m’acclamer et m’applaudir :

« Bravo ! Bravo ! Longue vie à Cuneyt ! Il est intervenu au bon moment et a sauvé la femme ! Cuneyt Arkin1 aurait fait la même chose ! Clamaient-ils d’une seule voix. Les femmes s’exclamèrent avec admiration :

« Admirez ce comportement et quelle compassion ! Après avoir battu ce « monstre », il n’a pas pu résister à lui faire prodiguer les premiers soins d’urgence. »

Le lendemain, une fois que la porte et les lunettes de notre infortuné voisin furent réparées, plus d’une fois je lui présentai mes sincères excuses pour ce fâcheux « incident » et partis à la rencontre de chacun de nos voisins de quartier pour leur expliquer « ce malentendu ». Bien sûr, c’était sans compter sur les ragots qui allaient bon train et d’ailleurs plus rien ne pouvait les effacer à présent.

Lorsque je commençais à expliquer les faits réels aux habitants du quartier, notamment aux femmes qui semblaient comprendre sur le moment, cela semblait aller, mais dès que j’avais le dos tourné, elles persistaient dans leurs sottises en affirmant ceci :

« Quel homme loyal et dévoué ! Pour que son intégrité soit sauve et qu’il n’ait pas honte de sa situation, il préfère revendiquer que c’était une erreur de jugement. Mais nous, nous savons très bien que c’est un homme qui bat sa femme, n’est-ce pas ?…

1 Le prénom du narrateur de ce récit étant Cunayt, les habitants du quartier le compare à l’acteur Cuneyt Arkin, une sorte de Rambo turc très populaire dans son pays.

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