La problématique du droit islamique et du soufisme

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr Suleyman Derin

 

Dans un précédent numéro, nous avions abordé le fait que les croyances soufies devaient être en conformité avec les savants des Ahl as-Sunna (les dépositaires de la croyance, de la jurisprudence et de la spiritualité conformément aux enseignements du Coran et de la Sunna).

 

Dans cette 286e lettre où ce sujet est traité, l’Imam Rabbani évoque également les actes, et, à partir de là, il tâche de nous expliquer que la croyance et l’acte se complètent mutuellement. Selon lui, pour le dévot qui veut avancer sur le chemin de la spiritualité, le deuxième devoir lui incombant après avoir redressé sa foi est d’accomplir de façon indéfectible les règles jurisprudentielles de l’islam (fiqh). En d’autres termes, une foi parfaite doit être appuyée par des actes que le Coran et la Sunna nous enseignent. En ce qui concerne la foi, quand on obéit aux savants dévots appartenant aux Ahl as-Sunna et aux savants du « qalam[1] » dans le but d’appliquer les sujets relatifs au fiqh, on doit aussi obéir aux directives des savants moujahids appartenant aux diverses factions des Ahl as-Sunna.

 

« De même qu’il est impératif de croire selon la nécessité du Livre et de la Sunna, dit-il, il est aussi nécessaire de pratiquer conformément à ces deux sources. Toutefois, cette pratique doit être conforme aux principes tirés du Coran et de la Sunna élaborés par les savants qui en sont à l’origine. Et ce sont naturellement les principes de jurisprudence (fiqh), à savoir tout ce qui concerne le licite (halal), l’illicite (haram), l’obligation (fard et wajib), la tradition prophétique (Sunna), le recommandé (mustahab) et le blâmable (makruh). Il va sans dire que la connaissance de ses principes est indispensable au dévot. » (286e lettre).

 

Dans sa conception du soufisme, l’Imam Rabbani accorde une place importante à l’application vraie et sérieuse de la jurisprudence islamique. Un soufi, disait-il, ne doit pas seulement courir après les états spirituels, mais il doit également connaître toutes les choses relatives aux obligations et interdits de la religion qui sont en rapport avec la religion elle-même. Cependant, l’Imam Rabbani était opposé à ce que le croyant dévot tirât lui-même un principe religieux directement du Coran et de la Sunna. Ce dernier devait abandonner ces considérations aux personnes compétentes et se soumettre aux imams de l’école jurisprudentielle à laquelle il appartient. Qui plus est, il devait s’adonner aux exercices de l’âme et du corps et se préserver des concessions. Mais le dévot ne devait pas seulement se contenter de la pratique des principes propres à son obédience religieuse, si celui-ci pouvait en plus appliquer quelques principes provenant d’autres obédiences relativement à un sujet (conforme bien entendu avec les sources évoquées plus haut), il était invité à les appliquer. L’Imam Rabbani dit à ce propos :

 

« Ce qui est approprié au dévot, c’est la conformité de l’avis choisi par les savants de sa propre obédience. Pour pouvoir pratiquer en fonction des avis fondés sur des alliances, il doit travailler à collecter dans la mesure du possible les avis des savants qui les ont élaborés. Autrement dit, non seulement le dévot doit être loyal envers son obédience religieuse, mais de plus il doit essayer dans la mesure du possible de se conformer aux autres obédiences. Par exemple, l’Imam Chafi’î dit que la formulation de l’intention est obligatoire (fard) quand on s’engage à effectuer l’ablution rituelle. De même, relativement à la purification des organes lors de l’ablution rituelle, l’effectuer dans l’ordre établi est également obligatoire (fard). Par conséquent, dans ce cas, il est nécessaire de se conformer à l’ordre établi. L’Imam Malik a dit aussi que bouchonner les organes d’ablution est fard. Dans ce cas précis, le dévot qui se conforme à l’Imam Malik doit bouchonner obligatoirement ces organes d’ablution. »

 

Les spécificités soulignées par l’Imam Rabbani en matière de jurisprudence constituent réellement un bel exemple pour tous les soufis. Le soufisme, signifiant en substance agir conformément aux désirs de Dieu, veut également dire conseiller aux dévots de se conformer aux pratiques liées à la jurisprudence des autres obédiences. De cette manière, le dévot ne restera pas privé des bénédictions apportées par ces dernières. Aujourd’hui, un grand nombre de personnes tombent dans l’erreur en empruntant le chemin le plus facile de chaque obédience. Le soufisme, qui désire l’éducation de l’ego et l’essence de la discipline, n’est pas un chemin de concession, mais plutôt un chemin de rattachement spirituel. Pour cette raison, le dévot doit dans la mesure du possible essayer d’accomplir chaque activité conformément aux principes des quatre écoles juridiques. Ici, il est important de se rappeler que les recommandations s’adressent particulièrement aux dévots éclairés et qui possèdent suffisamment de connaissances sur ces obédiences (ou factions) religieuses. Si toutefois le dévot ne dispose pas trop de connaissance concernant ce sujet et qu’il n’a pas les moyens d’en prendre connaissance, il doit se conformer à sa propre école de pensée et ne pas s’occuper des autres (écoles de pensée).

 

Quant à la deuxième pierre angulaire de la relation de l’Imam Rabbani à la jurisprudence islamique, il s’agit de se préserver des choses illicites et de s’opposer à l’ego. Se préserver des choses illicites et s’opposer à l’ego dépendent de sa propre détermination à se conformer à la crainte révérencielle de Dieu (taqwa) ou piété. Le meilleur chemin à emprunter en la matière, c’est de tourner le dos aux choses sans objet (mubah) :

 

« Quant à l’exécution de ces choses dites mubah, c’est le fait de lâcher les rênes, ce qui en conséquence conduit l’homme à commettre des actes douteux. Quiconque accomplit les actes mubah qu’il appréhende finira par se livrer aux doutes qui, d’ailleurs, sont proches de l’illicite (haram). Ce risque d’être tombé dans l’illicite devient à cet instant une question de temps comme il est pour un individu de parachuter à l’intérieur d’un bosquet abord duquel il est en train de se promener. »

 

D’après l’Imam Rabbani, celui qui marche au bord du gouffre ne peut en aucun cas être sûr de ne pas y tomber. Un individu qui ne veut pas tomber dans le gouffre ne doit pas se promener dans des endroits aussi dangereux ; il doit être détenteur de la piété, dans le sens religieux du terme. Toujours selon la pensée de l’Imam Rabbani, la piété, c’est-à-dire le fait de se préserver des choses douteuses, est une particularité majeure qui différencie l’homme des anges ; car les anges ne font qu’exécuter les ordres de Dieu et il n’existe pas d’interdits face auxquels ils sont appelés à se préserver. Alors que le devoir de l’homme ne se limite pas seulement à l’accomplissement des ordres, il est en même temps incité à fuir les choses et actes illicites.

 

Les anges, quant à eux, n’ont pas à se préserver des choses interdites, car ils ne sont pas pourvus d’une nature susceptible de commettre des interdits. Pourtant, les hommes ont la capacité d’en commettre. Par conséquent, l’avancement sur le plan religieux de l’humanité n’est possible qu’en s’abstenant totalement de l’illicite. Cette abstinence elle-même est exactement une réaction à l’ego. Dieu le Très-Haut a envoyé les génies (djinns) et les hommes pour les sauver de leurs désirs égoïstes et détruire les coutumes mauvaises et obscures. La raison en est que l’ego, constamment et coûte que coûte, commet des choses irrépréhensibles ou sans objet (voire inutiles) plus que de raison ; progressivement, cette attitude le mène à l’interdit formel (haram). Ainsi donc, se préserver des moubahb surérogatoires est aussi une forme de réaction à l’ego.

 

Selon l’Imam Rabbani, se préserver de l’illicite et des choses douteuses et s’opposer à l’ego sont les deux principes majeurs quant à la détermination des affinités à la vérité des Tarîqa. En d’autres termes, le chemin dont on peut dire que la réaction à l’ego soit encore plus rigide, c’est le chemin le plus proche de Dieu le Très-Haut. En partant de cette occurrence, l’Imam Rabbani conclut que dans ce voyage de rapprochement vers Dieu, la voie Naqshbandiyya en est le chemin le plus court. Il dit à ce propos :

 

« Il ne fait nul doute que la dévotion au principe de la réaction à l’ego dans la voie soufie Naqshbandiyya y est beaucoup plus prégnante que dans les autres confréries soufies (turuq). La raison en est que les premiers maîtres de la Naqshbandiyya choisirent de pratiquer assidûment tout en se préservant des concessions. Tandis que le mot « azimat » (dévotion) exprime le fait de se préserver de ce qui est à la fois surérogatoire et illicite, le « ruhsat » signifie quant à lui l’abstention absolue de l’illicite (haram).

 

L’Imam Rabbani dit que sont ruhsat les sujets polémiques en matière de jurisprudence islamique tels que la danse des derviches tourneurs et les autres types de danse que l’on rencontre fréquemment au sein des autres confréries soufies, et qu’ensemble avec ces ruhsat il ne pourra pas y avoir de « azimat ». En d’autres termes, bien que s’abstenant de l’illicite, ceux qui s’adonnent au ruhsat peuvent se livrer à des actes surérogatoires :

 

« Dans la plupart des sectes religieuses, toutes sortes de danses y sont pratiquées. Les mesures sur ces pratiques en s’étirant sont parvenues à la limite du ruhsat et, cela va sans dire, n’ont rien à voir avec la dévotion. Sûrement même que le dhikr à haute voix  n’est rien d’autre que du ruhsat. Les cheikhs des autres turuq apportèrent des changements ou encore des renouvellements sur la voie qu’ils bénéficièrent grâce à leurs pensées salutaires. Il n’est possible d’identifier ces changements apportés qu’en les statuant à l’aide du ruhsat. Avec des ainés de la lignée aliyye ce n’est pas le cas. Ces derniers n’acceptent pas, même à moindre mesure, l’opposition à la Sunna. C’est pourquoi, dans cette voie, la réaction à l’ego en est la manière la plus excellente. Par conséquent, cette tarîqa (Naqshbandiyya) est la voie qui mène certainement au plus près de Dieu et conduit rapidement à des hauts niveaux spirituels.

 

Toutefois, selon l’Imam Rabbani, des innovations eurent lieu entre les diverses branches naqshi au cours des périodes qui ont suivi. Même si ces califats qui en sont les auteurs avaient de bonnes intentions en désirant faire rayonner la tarîqa, il n’en demeure pas moins que leurs agissements ne furent pas justes. C’est ainsi que l’Imam Rabbani refuse les pratiques qui sont en conformité totale au fiqh, même au sein de sa propre tarîqa.

 

« Cependant, dit-il, en ces derniers temps, le nombre de ceux qui ont souillé ce chemin et de ceux qui se sont écartés du sillage des premiers maîtres de la voie Naqshbandiyya a augmenté. Ces changements débutèrent en y incluant la danse des derviches et le dhikr à haute voix. Ils firent ces choses tout simplement parce qu’ils n’ont pas pu saisir les intentions formulées par les aînés. Ils pensaient perfectionner et valoriser davantage cette voie par la confusion des innovations (bidah) et la conformité au temps, alors qu’en fait, avec ces types de réforme qu’ils employèrent, ils firent plus de tort à la voie qu’autre chose. »

 

Pour conclure, nous pouvons dire que le grand Imam Rabbani était opposé à toute pratique qui ne concordait pas avec la jurisprudence islamique. Selon sa pensée, le soufisme, en demeurant dans le cadre du Coran et de la Sunna, conduit l’homme à Dieu en empruntant le plus court chemin. Les connaissances sur la jurisprudence islamique doivent être développées conformément aux propos précédemment exposés, de façon à ne pas tomber dans les pièges de Satan. La raison en est que certains soufis se croient être au-dessus de la jurisprudence et, par conséquent, ces derniers peuvent entrer dans des pratiques qui ne sont pas compatibles avec les principes fondamentaux de l’islam.

 

Nous implorons Dieu le Très-Haut pour qu’Il ne nous sépare pas du vrai chemin !

 

 

 

 

 

 

[1] C’est le principe créateur dont toute chose émane.

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