De la bienséance

Mar 13, 2019 par

Prof. Dr. Hasan Kâmil Yılmaz

« Il y a des gens qui définissent le tasawwuf comme étant la bienséance. » Abû Hafs Haddâd (mort en 270/980), un des premiers soufis, en est l’exemple.

Mawlânâ Rumî est l’un des sages qui identifient le tasawwuf à la bienséance en soulignant aussi que le chemin de l’accession à la qualité humaine passe par la bienséance. Que ce soit dans le Mathnawî ; dans le Dîwân al-Kabîr ou tout autre de ses ouvrages, il y souligne l’importance de la bienséance.

La bienséance est un sentiment de volonté et de conscience à caractère ferme qui protège l’homme des choses coupables. Il y a un rapport certain entre l’adab (la bienséance) et l’adabiyah ( la littérature). L’adabiyah, c’est la gentillesse, la sagesse et l’élégance dans la parole ; l’adab, c’est la reproduction et la sagesse dans le comportement. Le Prophète Muhammad (pbsl), le modèle de la communauté et des hommes de Dieu qui suivent son chemin, constitue la source religieuse de la bienséance. Le verset coranique suivant conforte cette réalité : « En effet, vous avez dans le Messager d’Allah un excellent modèle [à suivre], pour quiconque espère en Allah et au Jour dernier et invoque Allah fréquemment. »[1] La raison en est que c’est directement de Dieu que notre cher Prophète (pbsl) a reçu une éducation en matière de bienséance.[2]

Selon l’opinion de Mawlânâ Rumî, l’accès que peut avoir le serviteur à la bienséance est lié à la grâce du Seigneur :

« Implore Dieu de nous aider à garder le contrôle de nous-mêmes :

Celui qui est dénué du contrôle de soi est privé de la grâce du Seigneur.[3]

« L’homme indiscipliné ne se maltraite pas seulement lui-même, mais il met le feu dans le monde. »[4]

 

Dieu le Très-Haut dit dans le Coran : « Craignez une calamité qui n’affligera pas exclusivement les injustes d’entre vous. Et sachez qu’Allah est dur en punition. »[5]

 

Mawlânâ Rumî, dans les distiques de son Mathnawî, et notamment à travers la maladresse des israélites à l’égard de Moïse (sur lui la paix), développe le fait que c’est à cause de ses habitants impudiques et maladroits qu’une telle communauté s’est retrouvée privée de la faveur et de la grâce divines.

Selon l’explication donnée par le Coran, quand les Israélites quittant l’Egypte traversèrent la Mer Rouge et se dirigèrent vers le Sinaï, un repas leur fut apprêté en plein milieu du désert de Tîh. Au menu de ce repas il y avait de la viande de caille et de l’halva. Les Israélites se nourrirent de ces aliments en leurs états doux et salés. Durant leur périple, Dieu leur fit de l’ombre en leur envoyant des nuages et les rendit heureux en leur offrant des vivres. Mais quelques individus inconsidérés issus du peuple de Moïse commencèrent à dire : « Ô Moïse, nous ne pouvons plus tolérer une seule nourriture. Prie donc ton Seigneur pour qu’Il nous fasse sortir de la terre ce qu’elle fait pousser, de ses légumes, ses concombres, son ail (ou blé), ses lentilles et ses oignons. »[6] Et tout naturellement, en raison de leur inconsidération et de leur impolitesse, les repas apprêtés composés de viande de caille et d’halva subirent une interruption momentanée.

Les discourtoisies opérées par les Israélites ne s’arrêtèrent pas là. Notons qu’il y avait parmi eux des individus qui se sont écartés au point d’aller adorer un veau d’or au moment où Moïse s’entretenait avec Dieu dans le Tûr-i Sînâ. De retour, Moïse fut accablé par leur exubérance et réagit en ces termes : « Mon Seigneur, si Tu avais voulu, Tu les aurais détruits avant, et moi avec. Vas-Tu nous détruire pour ce que des sots d’entre nous ont fait ? Ce n’est là qu’une épreuve de Toi, par laquelle Tu égares qui Tu veux, et guides qui Tu veux. »[7]

 

Une table servie était descendue également à l’époque de Jésus (sur lui la paix). En effet, le Coran donne l’information suivante : « Ô Allah, notre Seigneur, dit Jésus, fils de Marie, fais descendre du ciel sur nous une table servie qui soit une fête pour nous, pour le premier d’entre nous, comme pour le dernier, ainsi qu’un signe de Ta part. Nourris-nous : Tu es le meilleur des nourrisseurs. »[8]

 

De ce repas apprêté et directement descendu du ciel grâce à cette invocation de Jésus, Mawlânâ Rumî cette fois-ci dénonce l’attitude d’insatiabilité empruntée par les Israélites qui n’ont pas accordé d’importance aux avertissements de Jésus. À l’instar de ceux qui ont fait montre d’ingratitude en croyant n’avoir jamais été assez rassasiés alors qu’ils ont participé à un grand festin, les Israélites se sont laissés emportés par leurs sentiments d’insatiabilité devant le repas apprêté par Dieu ; c’est ainsi qu’ils ont été privés de la grâce divine.

Pouvait-il y avoir plus grande impolitesse que cela ? Ils ont cultivé au fond d’eux des sentiments de gourmandise devant le repas que Dieu a apprêté et soumis à tous sans exception. Tous eurent peur de l’insuffisance alors qu’il ne s’agissait pas seulement que d’un effet de la grâce de Dieu. Le mauvais présage émis par ceux qui sous-estimèrent la grâce divine influença également les autres ; si bien que le Seigneur les en priva tous.

Ce qui rend la vie significative, c’est la sensibilité de l’homme. La vie, c’est vivre avec l’éveil du cœur, la vitalité de l’affection et avoir cette habitude de remercier pour toutes les grâces qui nous sont octroyées parce que chaque chose a son prix. C’est à ce sujet que Mawlânâ Rumî a dit : « Si l’on ne paie pas l’impôt des pauvres (zakat), les nuages ne déversent pas de pluie ; en raison de la fornication, la peste se répand dans toutes les directions. »[9] L’arrogance et le laisser-aller que manifestent les hommes sont dus à leur transgression des valeurs de décence. Particulièrement dans la voie du Seigneur, celui qui manifeste de tels comportements ne fait pas de mal qu’à lui seul, mais aussi aux autres en entravant leur propre chemin. Celui qui n’accorde pas d’importance aux interdits et aux recommandations de Dieu sera un mauvais modèle pour les gens purs.

Selon Mawlânâ Rumî, toute chose dans le monde de l’existence, y compris l’homme et Satan, a du respect pour la bienséance, et l’ordre de l’univers se maintient à cet effet. Cependant, les matières du ciel sont lumineuses en raison de leur respect envers la bienséance ; les anges sont purs et innocents à cause de leur décence.[10]

Le Dîwân, comme nous l’avions précédemment évoqué, est un autre ouvrage célèbre de Mawlânâ dans lequel il parle de bienséance. En voici un court extrait :

Seigneur ! La bienséance est le cœur de l’homme,

Ô Maître, saches que la bienséance est l’éclat de l’Esprit.

Elle est royaume céleste et origine de l’homme,

Tout l’Univers gravite en harmonie.

Si ton aspiration est d’en finir avec Satan,

Embrasse la bienséance et tu le verras périr.

Satan fut le premier à commettre la discourtoisie sur terre. Cette discourtoisie, il l’a même conçue grâce à sa prétention égoïste. Il désobéit à l’ordre divin qui lui ordonna de se prosterner devant Adam en disant « Tu m’as créé de feu, alors que Tu l’as créé d’argile ». Après cette impolitesse qui causa son exclusion du jardin divin, il énonça une nouvelle impolitesse, disant : « Puisque Tu m’as mis en erreur, dit [Satan], je m’assoirai pour eux sur Ton droit chemin. »[11] C’est jusqu’à ce point qu’il manifesta sa virulence envers Dieu.

Jamais sans la bienséance le nom de l’homme ne sera Adam,

Car c’est la bienséance qui fait la différence entre l’homme et l’animal.

En vérité, ce qui fait de l’homme un homme, c’est la bienséance et la décence qui constituent les principes nécessiteux de sa foi. Quelle différence peut-il y avoir entre un chien qui salit le passage d’un homme dépourvu de bienséance et la décence ? Adam et Ève qui ont commis un péché en consommant le fruit interdit ont fait preuve de bienséance lorsqu’ils se sont réfugiés auprès d’Allah. Tous deux dirent : « Ô notre Seigneur, nous avons fait du tort à nous-mêmes. Et si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous fais pas miséricorde, nous serons très certainement du nombre des perdants. »[12]

 

Ouvre tes yeux et pose ton regard sur le Coran verset par verset,

 

Son sens est la bienséance ; tu verras toi aussi en fin de compte.

 

J’ai posé la question : dis-moi selon toi qu’est-ce que la foi ?

 

Il me souffla de suite à l’oreille : c’est la « bienséance ».

 

Tu es le Seigneur discret ; tais-toi ô Chams-i Tabrizî,

 

C’est la bienséance qui alimente nos jours et nos nuits.[13]       

 

C’est la bienséance qui donne à l’homme la qualité de l’ange, qui assure l’acquisition de la vertu et de la morale, tout comme les plis et l’harmonie de l’art, comme un magnifique poème qui touche le cœur. La source religieuse de la bienséance, c’est la foi ; parce que la foi c’est la Charia, et la Charia aussi nécessite la bienséance.

 

 

[1] Al-Ahzâb, 33/21.

[2] Suyûtî, el-Câmiu’s-sağîr, I, 12.

[3] Mathnawî, I, b. 78.

[4] Mathnawî, I, b. 79.

[5] Al-Anfâl, 8/25.

[6] Voir al-Baqara, 2/61.

[7] Al-A’raf, 7/155.

[8] Al-Mâida, 5/114.

[9] Mathnawî, I, b. 88.

[10] Voir Mathnawî, I, b. 91-92.

[11] Al-A’raf 7/11-16.

[12] Al-A’raf, 7/23.

[13] Tâhiru’l-Mevlevî, Şerh-i Mesnevî, c. I, s. 114-115.

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